Pour finir
l’année, un peu de lecture. Dans un dossier de
la revue Sciences
Humaines tout d’abord (Les
grands mythes) un papier que j’ai commis
sur le mythe de la tour de Babel. Et, dans le
numéro 70 de la revue Hermès (Le XX° siècle saisi par la communication), un autre papier (Mai
68 au filtre de la chanson. La chanson au
filtre de mai 68).
Et, après
cette autopromotion, passons à autre chose,
mais sans nous éloigner de la lecture. J’ai
toujours aimé la façon dont, en Afrique, on
détournait les sigles français, leur donnant
un sens critique, et j’y ai toujours vu une
sorte de revanche de l’oralité sur l’écriture.
En gros, une culture de l’oralité se voyant
brutalement imposer l’écriture réagissait sur
le mode de l’humour. J’en ai toute une
collection, d’exemples, et je viens d’en
relever un nouveau au Sénégal. A l’université
de Dakar on a, comme en France, imposé le
système dit LMD (licence master doctorat), et
il a été mis en place de façon un peu
improvisée. Les étudiants ont donc débaptisé
et rebaptisé ce sigle, qui est devenu
« Laisse Moi me Débrouiller ». Et
cette relecture me ravit.
Une autre
relecture, à propos de Nicolas Sarkozy qui a
encore frappé dans le domaine des
contrevérités. Donnant une conférence à Séoul,
il a expliqué qu’il avait en 2008 « créé
le G 20 », pour sauver le monde bien sûr.
Mais un simple regard sur Wikipédia nous
montre que le dit G 20 a été créé en septembre
1999, en marge d’une réunion du G7 à
Washington, et à l’initiative du ministre
canadien des Fiances Paul Martin. Un dicton
populaire dit qu’il n’y a pas qu’un âne qui
s’appelle Martin, mais celui-ci ne s’appelait
sûrement pas Sarkozy. Ce gros mensonge
s’explique à la fois par son égo démesuré,
indéniable, mais aussi par ses problèmes de
lecture. Dans G 20, il a sans doute entendu,
et lu, « j’ai
vingt » (vingt sur vingt, bien sûr, lui
qui est toujours si content de lui). Il est
temps qu’il comprenne que G ne se lit ni j’ai ni jet ni geai,
pas plus qu’UMP ne se lit Un
Mouvement Personnel, Union
pour Ma Pomme ou encore Ultime
Manipulation Protectrice.
Brett
Bailey est un artiste, metteur en scène, homme
de théâtre sud-africain connu,reconnu,
plusieurs fois honoré par des prix, dont le
travail est tourné vers la mémoire, celle de
son pays, et en particulier celle de
l’apartheid, qu’il n’ad’ailleurs pas vraiment
connu (il est né en 1967). Sa dernière
intervention, Exhibit
B (ainsi nommée parce qu’il avait déjà
monté, en 2010, Exhibit
A), est une installation de tableaux
vivants évoquant des scènes coloniales
etpostcoloniales. L’idée est de faire défiler
des spectateurs, ou des visiteurs, devant ces
scènes, de les faire réfléchir en leur donnant
à voir. Voirquoi ? Des
« acteurs » qui les regardent comme
des animaux enfermés dans leurs cages
regardent les visiteurs d’un zoo. « Zoo
humain » ?Oui, il y a de ça, et des
associations diverses ont tenté de faire
interdire Exhibit
B. En grattant un peu, on s’est rendu
compte que ce qu’elles reprochaient
essentiellement à Brett Bailey, c’estqu’il est
blanc. La
belle affaire ! Et bien oui, c’est une
affaire : seuls des Noirs, selon ces
Trissotins,auraient le droit de dénoncer les atrocités vécues par
leurs ancêtres.
Il y a
bien sûr là une logique imbécile. Seuls des
Vietnamiens auraient eu le droit demiliter
contre la guerre au Vietnam ? Seuls des
femmes pourraient lutter contre le
machisme ? Faudrait-il exclure des
manifestationsd’intermittents du spectacle les non intermittents venus les
soutenir ? Et seuls des députés homos
auraient dûêtre autorisés à voter la loi sur
le mariage pour tous ?
Mais, au
delà de cette imbécilité qui saute aux yeux,
c’est une forme de racisme quipointe ici, un
racisme à rebours, souvent assumé. Et qui se
manifeste avec une intolérance rappelant celle
de la manif pour tous. Car c’est cela qui
frappe leplus, cette intolérance partagée,
revendiquée et ravageuse.
Allez, je
pars prendre un avion. Ce soir je serai au
Sénégal. Tiens, je demanderai à mesamis,
là-bas, ce qu’ils pensent de cette affaire.
Pendant
mon séjour italien, la presse a révélé tout un
réseau mafieux qui a corrompu la classe
politique romaine. Au centre du système,
Massimo Carminati, ancien terroriste d’extrême
droite qui a copieusement arrosé la mairie de
Rome, en particulier l’ancien maire de droite,
pour obtenir sans appels d’offres des marchés
juteux concernant les transports urbains ou la
ramassage et le traitement des ordures. La
ville toute entière est sous la coupe de ce
clan, mais elle n’est pas la seule. A Venise,
la construction de digues pour protéger la
ville de la montée des eaux a donné lieu au
même type de corruption. Et à Milan, qui doit
recevoir en 2015 l’exposition universelle,
corruptions en tous gentes, encore, pour les
marchés publics. Bref, je ne vais pas vous
donner la liste des noms, des sommes (ou
trouve tout cela dans la presse italienne)
mais vous parler d’écoutes téléphoniques. En
effet Carminati a été écouté par la police,
enfin par la partie non corrompue de la
police, et la Repubblica de
vendredi dernier en a donné des extraits
intéressants.
Dans l’un
de ses coups de fil, Carminati élabore une
théorie du « monde du milieu ».
Extrait : E la teoria del mondo di mezzo
compa’... Ci stanno come di dice... I vivi
sopra e i morti sotto e noi stamo in mezzo...
Un mondo in mezzo dove tutti s’incontrano et
tu doco comme cazzo è possibile ».
Les vivants sont en haut, les morts en dessous
et nous sommes entre les deux, là où tous se
rencontrent. La Repubblica voit
dans cette expression un écho de l’écrivain
Tolkien et de son Middle-earth,
le
monde du milieu. Mais c’est prêter beaucoup de
culture aux truands. En italien le
« milieu » se dit la malavita,
ou la tèppa,
et les membres du « milieu » sont
des teppisti.
Mais Carmonati, en élaborant sa
« théorie », utilise mezzo avec un sens proche de celui qu’il a en
français. Zemmour devrait donc se
rassurer : le rayonnement culturel de la
France est intact.
Mais
l’article de la Repubblica est
en outre plein de détails sur la langue
utilisée par les mafieux, un véritable trésor
pour linguiste. Il faut lire ces extraits (la Repubblica du
5 décembre, page 13) pour percevoir toute la
brutalité d’un langage qui tronque les mots,
n’utilise pas d’adjectifs, va droit au fait,
violemment. J’ai longtemps pensé qu’il n’y
avait pas d’argot en italien parce que les
différents dialectes en tenaient lieu :
la mafia sicilienne parlait sicilien, la mafia
napolitaine napolitain, etc. Mais les
dialectes reculent, et ces écoutes
téléphoniques témoignent peut-être de la
naissance d’un argot. A suivre, donc, pour qui
s’intéresse à ces faits de langue. A propos,
les poésies de François Villon viennent d’être
éditées dans la Pléiade. Avec toutes ses
ballades en jargon, un argot lui aussi
intéressant à étudier. Allez, au travail.
Je n’ai
pas rapporté de Milan que des souvenirs
visuels, j’y ai aussi acheté des livres, et
l’un d’entre eux m’a singulièrement étonné. Il
s’agit d’un ouvrage de Tullio de Mauro, In
Europa son già 103 (en Europe elle sont
déjà 103), dont le sous-titre est plus
explicite : Troppe
lingua per una democrazia ? (trop
de langues pour une démocratie ?). Tullio
de Mauro est un linguiste italien connu pour
ses positions politiques (il fut adjoint au
maire de Rome pour la culture, puis ministre
communiste de l’éducation nationale) et pour
la défense des dialectes italiens et des
langues en général. Je l’ai connu, il y a
longtemps, j’avais dans les années 1970
traduit en français l’un de ses ouvrages (Introduction
à la sémantique) et je l’ai toujours lu
avec plaisir. Et là, pardonnez-moi
l’expression, j’en suis resté sur le cul. Il
s’agit d’un petit livre, à peine 80 pages en
gros caractères, dont le thème est donc une
interrogation sur la politique linguistique
dans l’union européenne. Et sa conclusion est
surprenante. Je vous la livre dans le texte,
pour ne pas le trahir, mais vous comprendrez
sans difficultés :
« Si
vogliamo un’Europa in cui i cittadini,
per riprendere l’idea di Aristotele, parlino
una lingua per discutere insieme ‘che cosa è
giusto e che cosa no, che cosa conviene et che
cosa no’ per la comune polis europea, oggi questa lingua è senza dubbio
l’inglese ».
L’anglais
au secours de la démocratie européenne !
De Mauro a par ailleurs, et c’est la toute fin
de son livre, un curieux argument. Pour une
fois, écrit-il, les Italiens peuvent faire une
proposition tirée de leur histoire
récente : depuis 50 ans ils ont appris
l’italien sans faire disparaître leurs
dialectes Et nous-autres Européens devrions
faire la même chose avec l’anglais (ici je
traduis) : « y mettre toute la riche
variation de cultures, de sens et d’images des
différentes langues, sans les abandonner et
mettre dans nos langues le goût de la
concision et de la limpidité de
l’anglais ». Je vous laisse méditer sur
cette proposition surprenante.
Je
viens de passer deux jours à Milan, où j’ai
donné deux conférences, et j’en ai profité
pour aller voir dans l’église de Santa Maria
delle Grazie, la Cène de Leonardo da Vinci : Une peinture
murale de plus de huit mètres de long,
réalisée entre 1494 et 1498 dans le réfectoire
de ce qui était alors un couvent dominicain.
La salle est immense, vide, et à l’autre bout,
face à la Cène,
une autre peinture dont je n’avais jamais
entendu parler, une Crucifixion de Donato Montorfano, réalisée en 1495, aussi
large mais plus haute, monumentale. Et la
comparaison de ces deux œuvres strictement
contemporaines est passionnante. Commençons
par la Cène.
On y voit au premier plan le Christ entouré de
ses douze apôtres, scène classique. Mais, de
chaque côté, à droite et à gauche, il y a
quatre portes dont la hauteur diminue au fur
et à mesure que l’on s’éloigne du premier
plan, et en prolongeant le haut de ces portes
on obtient deux lignes de fuite convergeant
vers la tête du Christ, qui constitue donc le
point de fuite central. Et ce balbutiement de
la perspective est à la fois touchant et
instructif. Touchant parce qu’on y voit naître
une technique. Instructif parce que cette
technique est mise au service du
pouvoir : le Christ n’est pas seulement
au centre de la table, avec six apôtres à sa
gauche et six à sa droite, il est aussi au
centre de la construction, son principe, comme
la référence suprême.
De
l’autre côté de l’immense salle, la Crucifixion est construite de façon très différente. Trois
croix, bien sûr, celle du Christ et des deux
larrons, avec une foule à leur pied. Mais
l’œuvre s’apparente à un triptyque, chaque
croix se détachant sous une voute différente,
et derrière, comme une immense toile de fond,
le ciel sur lequel s’inscrit l’ensemble :
pas de point de fuite, pas de perspective. Les
deux peintres ont travaillé à la même époque,
dans la même salle, peut-être se sont-ils
croisés, ont-ils observé le travail de
l’autre, je n’en sais rien, mais leur
technique est très différente.
Cela,
bien sûr, se situe dans une histoire. Quarante
ans avant, en 1456, Paolo Uccello peignait ses
trois Bataille
de San Romano. Cherchez-en des
reproductions et vous verrez comment il
contourne le problème de la perspective, en
particulier à l’aide des lances, dressées ou
brisées et à terre. Entre les deux, entre
Uccello et Vinci, Botticelli. Dans le Printemps,
en1477, il peint derrière le groupe de femmes
une sorte de rideau de scène composé par des
orangers pleins de fruits : pas de
problème de perspective. En revanche dans La
Naissance de Vénus, en 1485, il esquisse
sur le côté droit de la toile des promontoires
de plus en plus petit qui suggèrent
l’éloignement, la distance.
Bon,
je vais arrêter de jouer à l’historien d’art,
que je ne suis pas, car ces évocations ne sont
pas dues au hasard. La visite de Santa Maria
delle Grazie tout d’abord a fait remonter en
moi un souvenir inattendu. On entre dans l’ex
réfectoire du couvent par petits groupes, une
dizaine de personnes, et pour un temps limité,
quinze minutes. Le groupe attend devant une
porte en verre, elle s’ouvre, on entre dans un
corridor, la porte se referme derrière nous,
une autre s’ouvre, et l’on accède à la salle.
Or ce système de sas m’a étrangement rappelé
une époque lointaine où j’allais animer des
spectacles en prison : le même système,
une porte ne s’ouvrait jamais devant notre
véhicule chargé de matériel de sonorisation
avant que la précédente se referme derrière
nous, principe de précaution. Mais
on imagine mal que deux peintures murales
puissent s’échapper… Autre souvenir, en 1973
je crois, j’étais en vacances chez Léo Ferré,
qui habitait en Toscane, entre Florence et
Sienne. Un jour, en discutant avec lui, je me
rends compte qu’il n’était jamais allé à la
Galerie des Offices et lui dit qu’il devrait
au moins voir les deux Botticelli dont je
viens de parler. Le lendemain, il va à
Florence, revient le soir et me dit, mais je
suis incapable de suggérer dans l’écriture ses
intonations : « Voilà, j’y suis
allé, j’ai vu les deux tableaux, j’ai pleuré
et je suis revenu ! ». Une moderne variante du célèbre veni
vidi vici que
Jules César, relatant une victoire éclair,
aurait déclaré devant le sénat. Léo pour sa
part était venu, avait vu, avait pleuré, et il
le racontait de façon tout aussi laconique. Tout cela pour dire qu’une petite
visite dans une église milanaise a généré de
bien étranges effets mémoriels.
Deux
élections ont eu lieu ce week-end dans le
milieu politique (et nous verrons que le mot milieu est particulièrement bien choisi). La
première au Front National, où Marine Le Pen a
obtenu un score nord-coréen : 100% des
voix. Mais ce qui frappe le plus c’est que
dans les instances dirigeantes du parti
d’extrême droite on trouve le père,
Jean-Marie, la fille, Marine, la nièce,
Marion, et le compagnon de la fille, Louis
Aliot : une véritable petite entreprise
familiale.
Nicolas
Sarkozy a eu, lui, une élection moins
brillante à l’UMP : un peu plus de 64%
des voix. Et il a immédiatement déclaré :
« Ce vote marque un nouveau départ pour notre famille politique ».
Bien
sûr, ses affidés ont repris l’image : Il faut unir la famille, faire
la
paix dans la famille, etc. Les
communistes s’appellent entre eux camarades et les gaullistes compagnons.
Je ne sais pas si l’UMP est encore gaulliste,
sans doute pas puisque le parti de droite
constitue, aux dires de ses dirigeants, une
famille. Les camarades sont
ceux qui partagent la même chambre, les
compagnons ceux qui partagent le pain, alors
qu’en famille il y a des parents, des frères
et des soeurs. Mais ce mot de famille me fait irrésistiblement penser aux
mafia qui, elles, sont organisées en familles.
Il y en a par exemple cinq aux USA, les
familles Bonanno, Colombo, Genovese, Gambino
et Lucchese. Et il y a en France la famille
UMP, qui devrait nous dit-on changer de nom,
mais qui restera une famille. Or une famille,
dans la mafia, comporte un parrain (on
l’appelle « Don ») autour duquel
gravitent dans une hiérarchie scrupuleuse
différents responsables et deuxièmes ou
troisièmes couteaux : consigliere, sotto
capo, capi et soldati. Vous avez donc toutes
les données en main pour analyser
l’organigramme de l’UMP que la presse vous
révélera bientôt et donner aux différents
responsables un titre. L’un est déjà attribué,
bien sûr : Don Nicolas. Ah !,
j’oubliais : il y a encore un point en
commun aux milieux politiques et
mafieux : les affaires.
La
nouvelle a été présentée à peu près de la même
façon par tous les média :
L’Encyclopaedia Universalis est en dépôt de bilan à cause de la
concurrence de Wikipedia. Le Monde par exemple souligne que du côté d’Universalis il y a
« des articles solides, écrits par des
auteurs reconnus, souvent des
universitaires » et, du côté de
Wikipédia, « une encyclopédie en ligne
riche, de plus en plus fiable, actualisée en
permanence et, surtout, gratuite ». Dit
comme cela, évidemment, deux instruments de
savoir d’égale qualité, mais l’un gratuit et
l’autre non : le match est joué d’avance.
Le problème est que si Wikipédia est
effectivement en progrès, il est difficile de
la comparer à Universalis pour une raison
toute simple : une encyclopédie
participative, dans laquelle tout le monde
peut intervenir, ne présentera jamais les
garanties scientifiques nécessaires à une
telle entreprise. Qui décide par exemple de la
création d’article ? De leur
longueur ? Qui vérifie leur
impartialité ? Leur véracité ?
Je
vais en prendre deux exemples. Il y a quelques
années j’étais tombé par hasard sur l’article
consacré à Patrick Balkany. On y trouvait
entre autres choses l’indication de ses ennuis
judiciaires, de ses condamnations, mais aussi
le fait qu’une maîtresse l’avait accusé de
l’avoir forcée à lui faire une fellation en
lui mettant un révolver contre la tempe, puis
avait retiré sa plainte. Et une note de bas de
page signalait que tout le passage relatif aux
ennuis judiciaires de Balkany était l’objet de
nombreuses modifications émanant d’ordinateurs
de la mairie de Levallois-Perret, celle dont
il est maire. J’ai consulté ce matin l’article
et cette précision a disparu. Mais ce n’est
pas cela qui me paraît inquiétant, plutôt le
fait qu’on puisse modifier un article à sa
guise. Deuxième exemple, qui me concerne
directement : on m’a signalé un jour
qu’il y avait sur Wikipédia un article sur
moi. Je ne sais absolument pas qui l’a rédigé,
pas un de mes proches en tout cas. Je suis
allé le voir, bien sûr, et j’ai corrigé
quelques erreurs (l’article par exemple me
donnait comme professeur à la Sorbonne alors
que j’étais depuis plusieurs années à
Aix-Marseille) et, de temps en temps, complété
la bibliographie. Une autre fois j’ai
découvert que l’article avait été
considérablement allongé et modifié, avec une
architecture nouvelle qui ne me paraissait pas
pertinente mais à laquelle, bien sûr, je n’ai
pas touché.
Mais,
dans
les deux cas, se manifeste une différence
fondamentale entre Universalis et Wikipédia.
Le fait que quelqu’un puisse intervenir dans
un article le concernant jette un doute sur la
crédibilité scientifique d’une entreprise. En
outre, dans une entreprise éditoriale à
caractère encyclopédique, il devrait y avoir
une réflexion préalable sur les critères de
création d’articles, sur la place à leur
donner. Lorsque nous avons par exemple, avec
Jean-Claude Klein et Chantal Brunswick, fait Cent ans de chanson française, nous avons longuement discuté sur la
liste des entrées et sur leur longueur. Ce
matin encore j’ai comparé trois articles de
Wikipédia : sans compter la bibliographie
celui d’André Martinet compte 16 lignes, celui
d’Emile Benveniste 23 et le mien 57 !
Cela peut flatter mon ego mais me semble tout
à fait disproportionné. Non, on ne peut pas
mettre Universalis et Wikipédia sur le même
plan. Ce qui n’enlève rien à l’utilité de
Wikipédia, mais relativise un peu les choses.
En
fait, le problème posé est celui d’un
changement de paradigme et de culture. Quel
que soit le sérieux des promoteurs de
Wikipédia et leur méticulosité, cette
encyclopédie est le reflet d’une époque qui
semble oublier que la recherche nécessite de
lents travaux, que l’acquisition d’un savoir
passe par de nombreuses lectures. Lorsqu’un
étudiant consulte Internet sur un thème
quelconque et se contente de lire les deux ou
trois premiers articles (c’est semble-t-il la
moyenne) sans avoir les moyens d’en vérifier
la véracité et le sérieux, nous sommes sur une
pente dangereuse. De la même façon que les
tweets de Nadine Morano ne constituent pas une
sourde d’information politologique sérieuse (
au fait, l’article de Wipipédia la concernant
est long de 80 lignes...) les articles de
Wikipédia devraient toujours être utilisé avec
précaution.
Tourisme,
le
mot est en français récent, datant du XIX°
siècle et il désignait à l’époque une activité
britannique : les touristes venaient
d’outre-Manche, il fuyaient leurs brumes pour
aller jouir du soleil méditerranéen.
D’ailleurs ces deux mots, touriste et
tourisme, sont des emprunts à l’anglais (tourism,
tourist) qui venaient eux-mêmes, comme
souvent, du français (tour).
Faire
du tourisme c’est, selon le dictionnaire, « voyager
pour son plaisir », mais,
étymologiquement c’est faire un tour.
Reste
à
savoir quel type de plaisir le touriste
trouve-t-il dans ses tours. Du beau temps, de
la nourriture raffinée, des lieux de culture,
des changements de rythme de vie, l’éventail
est large. Mais l’Anglais, comme chacun sait,
est un pervers et il a donc perverti le
tourisme : on s’est mis à parler de tourisme
sexuel, vers la Thaïlande ou le Maroc,
les Anglais pervers y allant abuser de petits
garçons et de petites filles. Mais, la morale
et les droits de l’homme veillant, des
campagnes internationales dénoncèrent ces
pratiques honteuses et britanniques. Le
"tourisme sexuel" devint alors moins fréquent,
ou moins visible.
La
nature ayant horreur du vide, on vient
cependant d’inventer deux nouvelles formes de
tourisme : le tourisme
mémoriel et le tourisme
social. Le premier a été évoqué dans les
média à propos des cérémonies de commémoration
de la guerre de 14-18. Tous les goûts étant
dans la nature des hordes de touristes se
précipitent, dit-on, à Verdun ou ailleurs,
attirés sans doute par le goût du sang :
le tourisme, je le rappelle, est d’origine
anglaise et tous les Anglais sont des Jack
l’éventreur en puissance, ils aiment le sang.
Mais les Anglais ne s’installaient pas à
demeure sur les rives de la Méditerranée, ils
y passaient l’hiver, trois p’tits tours et
puis s’en allaient, pas plus qu’ils ne
s’installent sur les traces de tranchées.
Alors qu’il existe d’autres populations de
touristes, qui commencent leur itinéraire par
une petite croisière méditerranéenne, de la
Libye vers Lampedusa par exemple, ou à travers
le détroit de Gibraltar. Certains, trouvant
l’eau à leur goût, y restent (je veux dire
qu’ils y laissent leur peau). D’autres
parviennent à rejoindre la terre ferme et
beaucoup d’entre eux, voulant sans doute
découvrir le pays inventeur du tourisme, se
rendent dans la région de Calais en espérant
pouvoir passer en Angleterre. D’autres restent
sur le continent, France, Allemagne, Suède. En
« touristes » donc. Mais se pose
alors, aux yeux de certains Européens, un
problème : : la libre circulation des
personnes dans l’Union Européenne leur
donne-t-elle droit aux prestations sociales
accordées dans le pays qu’elles ont choisi
pour leur « vacances »?. Certains
hommes –et bien sûr certaines femmes-
politiques ont alors inventé une nouvelle
expression : tourisme
social. La langue, avait dit un jour
Roland Barthes, « est fasciste ».
Elle n’est en fait fasciste que dans la bouche
des fascistes. Et lorsqu’elle permet de créer
une formule comme tourisme
social, c’est-à-dire de nommer ainsi des
malheureux qui cherchent de meilleures
conditions de vie, elle est dégueulasse, ou
pour être plus précis est employée par des
gens dégueulasses. Adjectif qui, comme je l’ai
souvent rappelé, vient du verbe dégueuler.
J’ai
la semaine dernière participé à Bruxelles au Forum
mondial
sur l’interprétation, dans les locaux du
Parlement Européen, où j’ai donné une
conférence. Et, je crois pour la première fois
de ma vie, j’ai été traduit simultanément en
23 langues. Les hémicycles de l’UE ont ceci
d’impressionnant que, lorsqu’on se trouve à la
tribune, on voit 24 « aquariums »,
24 cabines de traduction où s’affairent les
interprètes. Métier éreintant (ils se
remplacent toutes les vingt minutes) et métier
nécessaire lorsqu’on veut que chacun puisse
s’exprimer dans sa langue. J’ai longtemps
trouvé cela déraisonnable : six langues à
l’ONU, où siègent près de 190 pays, 24 langues
pour 28 pays en Europe, pour un coût
exorbitant. J’entendais bien sûr les arguments
des défenseurs du système : d’une part,
disent-ils, c’est le prix de la démocratie
linguistique, et d’autre part la traduction et
l’interprétation coûteraient l’équivalent d’un
café par an et par européen. Outre que cet
argument me paraît démagogique le calcul qui
le sous-tend me semble largement approximatif
et sous-évalué. Mais qu’importe. Deux ou trois
choses m’ont fait réfléchir. D’une part, à la
fin de ma conférence, une longue discussion a
eu lieu avec la salle, les questions étant
posées le plus souvent en français et parfois
en anglais. Soudain quelqu’un prend la parole
en allemand, langue que je ne comprend pas, je
n’avais pas de casque et je
lance : « could
you speak English ? ». Je me
rends alors compte, en sentant les réactions
de la salle, que je venais de dire une grosse
bêtise (les habitudes des parlementaires
européens sont justement de parler chacun sa
langue) et, surtout, que j’étais en train
d’alimenter la tendance à la domination de
l’anglais. Bref, on m’a donné un casque et
j’ai écouté l’intervenant germanophone en
traduction française. D’autre part, une autre
remarque m’a paru judicieuse. Olga Cosmidou,
qui est en charge de tout le service de
traduction de l’UE, racontait dans son
intervention de clôture , qu’un jour on lui
avait dit : « le
plurilinguisme
coûte trop cher à l’Europe, il faut arrêter ».
Et elle avait répondu : « Les
élections coûtent encore plus cher.
Qu’est-ce que vous proposez ?».
Argument imparable, qui nous ramène au coût de
la démocratie : elle est onéreuse
(surtout lorsque Sarkozy mène campagne), mais
indispensable. Bref, j’ai changé d’avis sur le
sujet des langues de l’UE. Et maintenant, assez d’autocritique et de palinodie
(mon ego va finir par en souffrir), passons
aux interprètes.
Pendant
les
deux jours du colloque, ils étaient 63 à
officier, 63 interprètes dont on nous avait
distribué le profil, 63 représentant 21
langues premières, c’est-à-dire traduisant
vers 21 langues (l’interprète traduit toujours
vers sa langue). Pour compléter ce tableau
collectif, ajoutons qu’ils pouvaient traduire
à partir de 4 langues en moyenne, c’est-à-dire
qu’ils connaissaient 4 langues en plus de la
leur. De quelles langues traduisent-ils ?
De toutes celles de l’UE, mais en entrant dans
le détails de leur présentation on voyait que
tous pouvaient traduire de l’anglais, que 46
traduisaient aussi du
français,
38 de l’allemand, 26 de l’espagnol et 25 de
l’italien. Pour les autres langues, nous
étions au dessous de 10 interprètes. Et ce
déséquilibre m’intrigue. De quoi témoignent
ces chiffres ? D’abord d’une demande,
bien sûr. S’il y avait de nombreux
parlementaires européens prenant la parole en
maltais ou en gaëlique ou utilisant la traduction vers le maltais ou le
gaëlique, il y aurait beaucoup plus
d’interprètes spécialisés en ces langues. Mais
tout de même il reste une question. Le pays
qui a le plus de députés européens est
l’Allemagne (96 députés). Ceux qui en ont le
moins (6 députés) sont l’Estonie, le
Luxembourg et Malte. Les Estoniens ont autant
de droits linguistiques que les Allemands, OK.
Mais si nous additionnons les députés
Allemands et Autrichiens nous arrivons à 114
germanophones. En additionnant les 73
Britanniques et les 11 Irlandais nous avons 84
anglophones. Quant aux francophones, en
comptant les 74 Français, la moitié des 21
Belges et des 6 Luxembourgeois, nous arrivons
à un peu moins de 90. Pourquoi, malgré ces
chiffres, y avait-il plus d’interprètes à
partir de l’anglais et du français que de
l’allemand ? La pratique des langues
pivots l’explique en partie. Lorsqu’on ne
dispose pas d’un interprète maltais-gaëlique
par exemple, on va traduire du maltais vers
l’anglais ou le français, puis de l’une de ces
deux langues vers le gaëlique. Il reste que le
groupe de tête, les langues dont on traduit le
plus (anglais, français, allemand, espagnol)
correspond aux premières langues de notre
baromètre et constitue une sorte de club privé
des langues ayant le plus de poids.
Tout
ceci repose sur l’analyse du profil de 63
interprètes, échantillon bien limité (l’UE en
utilise plus de 2.000) et mérite d’être
approfondi. Ce sera pour une autre fois.
A la
une de Libération d’hier un titre, à côté des photos de
François Fillion et Jean-Pierre Jouyet : Le bal
des démenteurs. La formule est
plaisante car, même si démenteur n’est pas dans le dictionnaire (ou du
moins n’est pas dans les dictionnaires que je
possède) et que le correcteur orthographique
de mon traitement de texte le refuse, elle a
le double mérite de rappeler une
étymologie (démentir, c’est contredire ce
qu’on considère ou présente comme un mensonge)
et de faire planer dans l’air, de façon
presque subliminale, le mot menteur : on ne peut pas ne pas lire ou entendre le
bal des menteurs. Ce n’est d’ailleurs
pas la première fois que le journal joue sur
ce mot : le 12 mai 2013 Libération traitait déjà Claude Guéant de « cardinal
démenteur », que l’on pouvait bien sûr
entre « cardinal des menteurs ». Et
cela ravive chez moi un vieux souvenir, qui
remonte sans doute au début des années 1970,
un titre à la une du Canard enchaîné proclamant « Michel Debré dément ». Les
hommes politiques passant une bonne
partie de leur temps à démentir des choses le
plus souvent réelles, cela n’avait pas de quoi
étonner. Sauf que ce titre ne renvoyait à
aucun article, qu’il était impossible de
savoir ce que Debré pouvait bien avoir
démenti, et qu’il fallait donc prendre dément non pas comme un verbe mais comme un
adjectif : Michel Debré était présenté
comme fou. Et, pour revenir au titre de Libération d’hier, Le
bal des démenteurs évoque alors non
seulement le bal des menteurs mais aussi celui
des déments
Ouvrant
ce matin mon ordinateur je consulte, comme
tous les jours « les titres d’actu du
matin », un service que L’Obs (ex Nouvel Observateur) sert quotidiennement à ses abonnés, et les deux
premiers titres me sautent aux yeux : L’addition
salée
de Fillon et Jouyet d’une part, et
d’autre part On
a découvert le virus qui rend idiot. Je
crois l’avoir déjà écrit : jalouse de
voir la droite française être qualifiée de
« plus bête du monde » la gauche
s’est mise sur les rangs, candidate au titre
ou visant au minimum la première place ex
aequo. L’histoire de Jouyet n’est qu’un
épisode de plus dans cette compétition, et la
seule question est de savoir de qui sera
constitué le jury :par les
électeurs du Front National ?
Mais
le second titre vient jeter une lumière
nouvelle sur la situation politique. Des
chercheurs américains viennent en effet de
découvrir un virus « susceptible de nous
rendre stupides, ou du moins d’altérer nos
capacités cognitives ». Il s’agit du
chlorovirus ATCV-1 qui se loge paraît-il dans
la gorge mais avait été déjà repéré dans les
algues vertes. Comment ce chlorovirus ATCV-1
a-t-il pu passer des algues vers les gorges
humaines ? Mystère. Mais une enquête
portant sur 92 infectés par ces virus a montré
que 44% des testés ont « moins bien
réussi les tests créés pour mesurer leur
rapidité et la performance de leurs capacités
visuelles » et en outre « ont aussi
obtenu de moins bon résultats aux épreuves
destinés à mesurer leur attention ». Bien
sûr le titre de L’Obs est un peu exagéré : est-ce être
idiot que d’avoir moins de rapidité, moins de
capacité visuelle et moins d’attention
que la moyenne? Sans doute pas, mais cette
découverte ouvre des perspectives explicatives
intéressantes. La baisse des capacités
visuelles et de l’attention pourrait en effet expliquer bien des choses. Que
monsieur Jouyet par exemple n’ait pas vu le
magnétophone que les journalistes du Monde avaient déposé devant lui. Que monsieur
Sarkozy n’ait pas vu que sa campagne
présidentielle coûtait beaucoup trop cher. Que
monsieur Netanyahou et les hommes politiques
israéliens qui l’ont précédé n’aient pas prêté
attention au fait que la Palestine était
d’abord habitée par des Palestiniens. Que
Thomas Thévenoud n’a pas vu dans son courrier
les lettres de l’administration des impôts.
Que monsieur Copé n’a pas vu que les élections
à la présidence de l’UMP étaient truquées en
sa faveur, etc., etc., je vous laisse
compléter à votre goût la liste des victimes
du chlorovirus ATCV-1. Ils
sont tous idiots mais ce n’est pas de leur
faute, ni celle de leur hérédité, ils sont
victimes d’une épidémie.
Mais
au fait ce mot, idiotie, que signifie-t-il exactement ? Son étymologie est
intéressante. En grec classique ιδιος voulait
dire « particulier »,
« spécifique » et les idiots
potentiels que nous venons de lister sont
effectivement bien particuliers. Et ιδιιωτης ,
qui en découle, signifiait « homme
vulgaire, sot », ce qui semble encore
correspondre à notre échantillonnage. Ah non,
j’oubliais, idiốtês signifiait
aussi « particulier »
au
sens de « pas
magistrat », ou « qui ne participe
pas à la vie politique de la
république ». Il nous faudrait donc
conclure que le chlorovirus ATCV-1 transforme
les hommes politiques atteints de bêtise, dont
je parlais dans mon billet précédent, en
hommes qui ne participent pas à la vie
politique. Et pourtant Jouyet, Sarkozy,
Netanyahou, Thévenoud, Copé et tous ceux que
vous aurez bien voulu ajouter à la liste
participent bien à cette vie politique. Idiots
mais impliqués dans la vie politique. Ce qui
nous montre, ce que les linguistes savaient
d’ailleurs déjà, que l’évolution sémantoque
modifie le sens, l’élargit ou le restreint. De
la même façon que, par exemple, le travail était
un instrument de torture avant de prendre le
sens de labeur,
l’idiot était
extérieur à la politique avant de l’investir
pleinement.
Longtemps
l’argot
a été considéré comme étant essentiellement la
langue du milieu, des truands, un jargon
professionnel en quelque sorte. En gros, il
s’agissait de formes cryptiques, permettant de
garder le secret, de ne pas être compris des
personnes extérieures au groupe, des gogos et
des flics pour les truands, ou des clients
pour les bouchers, qui utilisaient le
louchebem. La thèse était simple et commode mais fausse. Ou plutôt, elle est
devenu fausse, depuis que le grand banditisme
porte cravate, fréquente les cabinets
ministériels et parle le langage de l’ENA,
celui des banquiers ou encore le
luxembourgeois. Car il y a aujourd'hui un
milieu new look, socialement plus présentable
mais pas fréquentable pour autant.
Deux
journalistes
du Monde,
Gérard Davet et Fabrice Lhomme, viennent de
sortir un livre, Sarkozy s’est tuer, analysant la dizaine d’affaires dans lesquelles
est impliqué l’ex chef de l’état et concluant
en gros qu’il est difficile pour eux de savoir
s’il est coupable mais qu’à tout le moins il
navigue dans un « milieu » rempli
des coupables, il est entouré de gens à
différents degrés compromis. Car il y a un
« milieu » politique français, ou si
l’on préfère il y a des délinquants dans le
milieu politique, qu’ils s’appellent Cahuzac,
Balkany ou peut-être Sarkozy, et ils ne
parlent pas argot, ils se contentent le plus
souvent d’être grossiers. J’ajouterais qu’en
outre ils ne brillent pas par leur
intelligence : Cahuzac s’est fait pincer
bêtement, Balkany ne va pas échapper à la
justice (sa femme est déjà coincée) et les
deux journalistes du Monde racontent une anecdote prouvant la
bêtise de Sarkozy. Rappelons les faits. L’ex
président communiquait avec son avocat grâce à
un téléphone enregistré sous un faux nom, Paul
Bismuth. Déjà, il peut sembler étrange qu’un
homme de ce statut utilise un procédé de
truands, mais qu’importe. Ce qui est
intéressant est de savoir comment les
enquêteurs l’ont découvert. Et c’est là
qu’intervient la bêtise. L’homme et son avocat
étaient écoutés sur leurs lignes légales et un
jour est interceptée une communication entre
Sarkozy et son ancienne femme, Cecilia, dans
laquelle il lui promet de la rappeler. Mais il
ne le fait pas. Tiens donc ! On va donc
voir du côté des fadettes de la dame et l’on
se rend compte qu’il l’a bien rappelée, mais
avec un autre téléphone, celui qui est
enregistré sous le nom de Bismuth. Voilà
comment on se fait pincer bêtement, à cause
d’une erreur de débutant. Comme quoi on peut
ne pas être loin du milieu sans être vraiment
professionnel.
D’autres
professionnels
qui frôlent la bêtise sont les pilotes d’Air
France. Vous vous souvenez de leur grève de
nantis qui a fait perdre quelques centaines de
millions à leur compagnie sans leur rapporter
grand chose. Or voici qu’ils se tournent
contre Air France à propos du non paiement de
leurs journées de grève. Si j’ai bien compris
leur revendication, voici comment on peut
l’expliquer. Si un pilote fait par exemple un
vol Paris-Pékin, ou Paris-Rio, ou Paris New
York, il ne va pas revenir quelques heures
plus tard sur le même avion qui fera le vol en
sens inverse: il a un ou deux jours de repos
dans un hôtel luxueux à Pékin, à New York, ou
à Rio de Janeiro, avant de reprendre les
commandes d’un avion en sens inverse. Mais
s’il est en grève, que le vol Paris-Rio par
exemple ne quitte pas l’aéroport de Roissy et
donc qu’il n’y a pas en retour de vol
Rio-Paris, combien de jours le pilote a-t-il
fait grève ? En d’autres termes, va-t-on
retenir sur son salaire seulement les heures
de vol qu’il aurait dû accomplir ou également
le jour de repos entre les deux vols ? Et
vous avez compris qu’ils réclament qu’on leur
paie leurs jours de repos entre des vols
qu’ils n’ont pas effectués. Cela s’appelle,
bien sûr, de la cupidité. Mais aussi de la
bêtise : quand on est aussi impopulaire,
on devrait faire profil bas. Bien sûr je
n'irais pas jusqu'à assimiler les pilotes
d'Air France au milieu new look qui apparaît
dans la politique, mais tout ce beau monde a
au moins en commun le goût de l'argent.
C’est
comme
Thomas Thévenoud, député PS de Saône-et-Loire,
obligé de démissionner neuf jours après avoir
été nommé secrétaire d’état parce qu’il était
en délicatesse avec le fisc, qui plaide la
« phobie administrative » et revient
sans vergogne à l’assemblée nationale pour
pouvoir toucher son salaire. Décidément, si
les truands ont bien changé sociologiquement,
s’ils ne parlent plus argot, ils ont également
changé sur un autre point : il y avait,
dans le milieu, une forme de morale. Tiens,
comment dit-on morale en luxembourgeois ?
Ce
qui s’est passé en Tunisie est remarquable, de
différents points de vue. Tout d’abord c’est à
ma connaissance la première fois dans un pays
arabe que deux forces politiques nettement
antagonistes, sur des positions tranchées,
s’affrontent démocratiquement. C’est aussi la
première fois dans un pays musulman qu’une coalisation politique
affirmant vouloir séparer la religion de la
politique se manifeste ouvertement et, en
outre, l’emporte. En eux-mêmes, ces deux
événements constituent une véritable
révolution. Bien sûr, les choses sont un peu
plus complexes. Le parti victorieux avec 85
sièges de députés, Nida Tounès (« appel à
la Tunisie), est rarement qualifié de
« laïque », plutôt de
«séculier ». Laïcité est en effet
considéré comme synonyme d’athéisme, ce qui
est en pays musulman insupportable : il
reste du chemin à faire. En outre les
islamistes d’En Nahda (69 sièges) ont évité la
déroute totale en présentant un visage
« light » : barbes plus
discrètes et professions de foi
« démocratiques ». Les barbus sont
soudain devenu partisans de l’égalité entre
l’homme et la femme et affichent un respect
pour le premier président de la république,
feu Habib Bourguiba, qu’ils vouaient jusqu’ici
aux gémonies. Cela s’appelle de la démagogie,
mais ça marche. Bon, il reste à élire un
président, à composer un gouvernement, les
choses ne seront pas simples, mais ne boudons
pas notre plaisir : le peuple tunisien a
réussi à inverser la vapeur. Pourvu que ça
dure : le peuple est versatile.
Au
moment où j’écris ces lignes l’ex président du
Burkina Faso, Blaise Compaoré, a été poussé
vers la sortie alors qu’il voulait changer la
constitution pour pouvoir se faire élire une
ixième fois, après 27 ans de pouvoir. Et,
toujours au moment où j’écris, il y a dans ce
pays deux présidents auto-proclamés, deux
militaires, bien sûr. La foule, nous disent
les média, fête le départ de Compaoré. Il y a
trois mois je me trouvais à Ouagadougou et la
foule l’acclamait : la foule est
versatile…
Dans
le colloque auquel j’étais invité, une
personne présente une communication sur les
problèmes de l’enseignement de la traduction
en Arabie saoudite. A l’écouter, on a
l‘impression que seules les filles ont des
problèmes : « elles ont des
difficultés… », « le travail
personnel donne l‘occasion à l’étudiante
de… », « les étudiantes ont choisi
un ouvrage… ». Et les étudiants, ils
n’ont pas de problèmes ? Sans doute, mais
il faut savoir que l’enseignement supérieur,
chez les Saoudiens, n’est pas mixte. Il y a
donc des universités pour filles, avec des
profs femmes, et des universités pour garçons,
avec des profs hommes. Et d’ailleurs, parlant
de l’avenir professionnel des étudiantes en
traduction, on nous précise :
« elles ont des débouchés dans les
banques féminines ». Non seulement les femmes sont
cantonnées dans des universités féminines,
mais encore elles disposent de banques
féminines. Elles n’ont pas à se plaindre, les
femmes, en Arabie saoudite. Mais méfions-nous
tout de même : les femmes sont
versatiles. Certaines, rares il est vrai, ont
commencé à braver la loi en conduisant des
voitures, ce qui leur est formellement
interdit. On sait comment ça commence, en
prenant le volant, on ne sait jamais comment
ça finit. Bien que, parfois, la loi puisse
elle aussi être versatile. Mais dans le cas en
question, cela risque de prendre du temps.
Revenons,
pour
terminer, à la Tunisie. Aujourd’hui, en
rentrant en France, je lis dans Libération un
entrefilet racontant qu’arrivant à Tunis
vendredi soir Bernard-Henri Levy avait été
accueilli par des huées à l’aéroport, des gens
hurlant « BHL dégage », des gens
« de la mouvance de la presse
nationaliste » selon Libé et
« d’exilés kadhafistes » selon Levy.
Je me doutais qu’a peine arrivé en France il
emploierait ses réseaux pour diffuser une
version qui l’arrangeait. En fait il a été
accueilli par des tunisiens de gauche, alertés
non pas par les passagers de l’avion, malgré
ce que dit Libé,
mais sans doute par une « taupe » de
la compagnie d’aviation puisque les
manifestants étaient à l’aéroport avant son
arrivée. Enquête faite, il aurait été invité
par un homme d’affaire libyen, qui a payé son
billet depuis la Tunisie et lui avait réservé
six nuits dans un luxueux hôtel de Gammarth. A
l’aéroport, il a pu être exfiltré, mais
d’autres manifestants l’attendaient à l’hôtel.
Deux analyses couraient les rues, la première
voulant qu’il était venu s’immiscer dans la
campagne présidentielle à l’appel du président
sortant Marzouki, la seconde qu’il venait
comploter avec des Libyens. La seconde est
sans doute la plus proche de la vérité. Ce
type se prend pour Malraux ou pour Sartre ou
les deux à la fois, et comme il n’en a pas le
talent littéraire, il tente de les mimer en
jouant le rôle de l’intellectuel politique
intervenant sur tous les fronts. A-t-il oublié
ce qu’écrivait Marx, que lorsque l’histoire se
répète, c’est sur le mode de la farce ?
Et il est vrai que, de nos jours, le ridicule
ne tue plus. Souvenez-vous de ses pitreries en
ex-Yougoslavie, puis en Ukraine. Il imaginait
débarquer au Maghreb en tête pensante de
l’avenir de la Libye ? Ce qui est sûr,
c’est que la presse francophone tunisienne l’a
assassiné (« Il s’invite à nos
élections... et c’est un DEGAGE » dans Le
Temps, « Une visite qui sent le
souffre, Dégage BHL » dans La Presse). Ce qui est sûr aussi, c’est que dès le lendemain, la
Tunisie a poliment demandé à Levy de rentrer
chez lui, ce qu’il a fait bien vote. Ces
Arabes n’ont décidément aucune reconnaissance.
Le sauveur de la Bosnie, de l’Ukraine, de la
Libye débarque chez eux, et ils le virent. Ils
sont versatiles, ces Arabes !
L’association
Péta
(pour une éthique dans le traitement des
animaux) mène actuellement une campagne contre
la compagnie Air France, qu’elle accuse de
convoyer des singes utilisés pour des
expériences de laboratoire. En effet, déclare
Péta, “en
envoyant des milliers de singes aux
laboratoires, Air France se rend tout aussi
coupable des mutilations et du meurtre de ces
animaux intelligents et sociaux que les
expérimentateurs qui utilisent leurs foreuses,
scalpels et seringues ». Noble
combat ! Si noble, d’ailleurs, que la
créa trice de parfums et styliste de mode Lolita
Lempicka l’a rejoint et, qu’invitée
aujourd’hui à la « nouvelle
édition » de Canal + elle a, dans un
discours enflammé, suggéré de boycotter cette
compagnie.
Chaque
fois
que j’entends parler de ce type de campagne je
me demande pourquoi les gens qui les mènent ne
s’engagent pas en même temps, solennellement, à refuser, en cas de maladie, d’être
soignés avec des médicaments testés sur des
animaux. Mais voulant tout de même être mieux
informé, j’ai tapé sur Google « Lolita
Lempicka Air France ». Faites comme moi
et vous tomberez non pas sur la relation de ce
juste combat mais sur un certain nombre de
publicités pour la boutique Air France, qui
vend sur tous ses vols les parfums Lempicka.
Tiens donc ! Lolita Lempicka ne
devrait-elle pas, en toute logique, interdire
à cette méchante compagnie de diffuser ses
produits ? Cela donnerait un peu plus de
poids à ses protestations... Mais il est
parfois des éthiques à dimensions variables.
Plus
sérieusement,
trois scrutins importants se sont déroulés
dimanche dernier. En Ukraine, le corps
électoral a donné une véritable baffe à
Poutine. Au Brésil, Dilma Rousseff a été
réélue, au ras des fesses mais réélue quand
même, à la présidence de la république. Et en
Tunisie les islamistes d’En Nahda ont été
distancés par les listes
« laïques ». Il faut dire que
lorsqu’ils étaient au pouvoir les islamistes
ont eu des positions à dimensions variables
face aux terroristes, aux problèmes
économiques, à la démocratie, et que le double
jeu finit toujours par se payer.
Justement, je pars demain en Tunisie, pour un colloque, mais bien content d’aller voir de plus près ce qui se passe dans mon pays natal. Je vous en parlerai peut-être la semaine prochaine.
Le
19 novembre 1964, le numéro 1 du Nouvel
Observateur s’ouvrait sur un long
entretien avec Jean-Paul Sartre, sous le titre L’Alibi,
dans lequel le philosophe analysait la
situation politique de la France, le rapport
de la jeunesse à la politique et à l’autorité,
son propre refus de recevoir le prix Nobel de
littérature, bref, un joli coup
journalistique. Cette semaine, le même
hebdomadaire, sous un titre nouveau, L’Obs et une maquette renouvelée, titre sur Manuel
Valls qui proclame à la une « Il
faut en finir avec la gauche passéiste ».
Cinquante ans séparent ces deux numéros,
cinquante ans de journalisme, bien sûr, mais
aussi de vie politique française. Si vous
trouvez un exemplaire du premier, amusez-vous
à faire la comparaison. Du changement ?
Peut-être pas tant que cela. Sartre n’était
pas encore radicalisé, comme lorsqu’il prendra
la défense du journal maoïste La
Cause du peuple, et je ne suis pas sûr
qu’il aurait désavoué les propos de Valls.
Un
qui ne change pas, c’est Alain Badiou.
Accroché il y a quelques jours dans Libération par Laurent Joffrin qui, rendant compte de son
livre d’entretiens avec Marcel Gauchet, le
traitait de « dinosaure maoïste »,
Badiou répond ce matin dans une longue
tribune. Il se livre d’abord à une incroyable
et obscène comptabilité. La révolution
culturelle chinoise a fait des morts ?
Oui, mais les deux guerres mondiales, pourtant
menées par des démocraties, en ont fait
beaucoup plus, explique notre philosophe,
avant de se livrer à une tentative de
réhabilitation de ce mouvement lancé par Mao
Dze Dong. Je vous en donne deux extraits. Pour
Badiou, la révolution culturelle chinoise a
été:
« La
plus mémorable mobilisation démocratique que
le monde ait jamais connue, puisqu’elle
allait jusqu’au droit conféré aux
organisations de masse d’entrer dans tous
les bâtiments officiels et d’y examiner les
papiers et archives d’état ».
Et
il ajoute :
« Cette
révolution qui porte l’avenir, qui est ce à
partir de quoi doivent se formuler les
principes de la nouvelle séquence du
communisme, a échoue au regard des ambitions
qui étaient les siennes ».
Je
ne sais pas si la passion de Badiou pour cette
période politique l’a poussé jusqu’à aller y
voir de plus près, sur place. J’ai pour ma
part des amis, à peine plus âgés que moi, des
universitaires , qui en ont subi directement
les effets, et je dois dire que leur point de
vue est assez différent, c’est le moins qu’on
puisse dire.
Allez,
passons
à quelque chose de plus drôle. On vient de
publier en trois CD l’intégrale des chansons
du père Duval. Je sais, il s’agit d’un temps
que les moins de soixante ans ne peuvent pas
connaître. Le ciel est rouge, Rue des
longues haires, Le
seigneur reviendra, Qu’est-ce
que j’ai dans ma p’tite tête étaient, au
milieu des années 1950, des titres dont
l’auteur et interprète, Aimé Duval, était une
jésuite, missionnaire en milieu ouvrier, qui
avait l’oreille de la jeunesse catholique. Son
énorme succès ouvrit la voie à quelque
imitateurs, le père Bernard, le père Cocagnac,
et surtout à un autre énorme succès, celui de
sœur
Sourire, une dominicaine inoubliable
interprète de Dominique.
A l’époque, cette chanson nous faisait bien
rire, car il fallait vivre en pays arabophone
pour percevoir l’involontaire ambiguïté du
refrain, « Dominique nique
nique... ». Quoiqu’il en soit, le père
Duval comme sœur
Sourire
ont mal fini, tous les deux alcooliques, elle
défroquées, je ne sais pas pour lui, et tous
les deux ruinés. Les royalties de leurs
millions de disques vendus ont en effet
atterri dans les caisses des jésuites, pour
l’un, des dominicaines, pour l’autre.
Moralité : les cathos chantent, et puis
ils trinquent.
Ecouter
aujourd’hui
le père Duval ou sœur
Sourire relève d’un étrange passéisme. Mais ce
passéisme est-il plus grave que celui de
Badiou ?
Me
voici donc rentré d’un colloque qui avait lieu
à Ouarzazate, dans le désert marocain, un
colloque dont les organisateurs étaient bien
embêtés : plus de la moitié des
participants s’étaient désistés après
l’annonce de la décapitation d’un otage
français en Algérie. Ces annulations
impliquaient, bien sûr, une réorganisation
totale du programme, mais surtout posaient
quelques problèmes vis-à-vis de l’hôtel dans
lequel les chambres avaient été réservées. En
toute chose il y a cependant matière à
rire : parmi la soixantaine d’absents,
soit la moitié des inscrits, les premiers à
s’être désistés étaient les cinq ou six Corses
attendus, et les Marocains, qui ont sans doute
mauvais esprit, insinuaient que, pourtant, ils
devaient être habitués aux bombes et autres
petits inconvénients de la vie quotidienne.
Pour être tout à fait honnête, je dois dire
que j’ai moi-même annulé ma participation à un
autre colloque, en Algérie celui-là. Oui, je
connais la parabole de la paille et de la
poutre, mais je connais aussi la différence
entre le Maroc et l’Algérie.
Venons-en
donc
au colloque, du moins à quelques petits
évènements qui l’ont marqué. Les trois langues
de travail étaient l’anglais, l’arabe et le
français, et les interventions étaient aux
deux tiers en français, au tiers en arabe, une
seule étant en anglais. Une linguiste
marocaine présente donc, en français, un
travail sur la darija,
l’arabe populaire marocain, devant un public
composé essentiellement de locuteurs de
l’arabe et/ou du berbère et du français, et de
quelques locuteurs de l’arabe et de l’anglais.
Elle vient de commencer son intervention en
expliquant, à propos de la place des langues
dans la constitution marocaine, qui considère
l’arabe comme la langue officielle et l’amazighe (le
berbère) comme une langue officielle, que la darija était en même temps « incluse
dans et exclue par le mot arabe dans la constitution »,
et
s’arrête parce que dans la salle un linguiste
venu d’un pays du Machrak proteste, expliquant
qu’il ne comprend pas le français. Elle propose alors de se traduire elle-même en darija,
en arabe marocain, donc. Et l’autre réplique
en arabe, montrant par là qu’il a compris le
français : « non,
en fusha », c’est-à-dire en arabe
« classique ». Quelques minutes plus
tard il quittera d’ailleurs la salle,
illustrant merveilleusement le fait que:
« la
darija est en même temps incluse dans et
exclue par le mot arabe ».
Le
lendemain,
après une conférence en français sur les
rapports entre religion et religiosité dans le
roman arabe, un remarquable travail fondé sur
l’analyse de plus de 130 romans récents, le
même machrakin prend la parole en arabe, sur
un ton d’inquisiteur, pour exiger du
conférencier qu’il dise comment il se
positionnait par rapport au contenu de ces
romans. S’ensuit une violente altercation, en
arabe, l’un expliquant qu’il présente un
travail scientifique, qu’il analyse des textes
et n’a pas à exprimer sa position personnelle,
l’autre persistant à exiger qu’il dise ce
qu’il pense, voulant en fait qu’il dénonce la
façon humoristique de parler de la religion
dans certains de ces romans.
Il
y a dans tout cela une véritable leçon de
chose. J’avais présenté une conférence
inaugurale en français, m’arrêtant toutes les
dix minutes pour qu’on résume en arabe mes
propos, et personne n’y avait trouvé à redire.
Mais les deux incidents que je viens de
relater concernent un tabou (la religion) et
un refus (l’arabe réellement parlé, qu’il soit
marocain ou libanais ou ce que l’on veut).
Surtout, pour un observateur extérieur, il
était évident que le machrakin avait
parfaitement compris la conférence sur les
romans, alors que la veille il exigeait une
traduction en « fusha ». Si tout
cela avait était filmé, nous aurions un
magnifique document à présenter dans des
séminaires sur la sociolinguistique des pays
arabes, ou sur l’idéologie, ou sur la mauvaise
foi...
Il y a eu, lors d’un récent match éliminatoire de l’Euro 2016 entre la
Serbie et l’Albanie, un petit scandale :
un drone a survolé le terrain de foot, tirant
derrière lui un drapeau albanais. Le terrain a
été envahi par des supporters serbes qui se
sont copieusement bastonnés avec les joueurs
albanais, le match a été interrompu, reporté,
et l’UEFA doit décider de la suite à donner à
cette affaire. Mais le problème n’est pas
seulement sportif. En effet, le drapeau en
cause était celui de la « Grande
Albanie ». Le drapeau albanais est
constitué de deux aigles noirs sur fond rouge,
alors que sur celui de la « Grande
Albanie » les
deux
aigles sont sur une carte rouge qui englobe les communautés
albanophones d’Albanie, du Kosovo, du
Monténégro, de Macédoine, de Grèce et de
Serbie. C’est-à-dire qu’il ne s’agit de
l’Albanie politique mais d’une Albanie
« ethnique », ou
« linguistique », revendiquant des
morceaux de territoires des différents pays
voisins, dont la Serbie, ce qui explique la
fureur du public : le match avait en
effet lieu à Belgrade, capitale de la Serbie.
L’incident pose à ceux qui s’intéressent aux politiques linguistiques une
question complexe: une unité linguistique
suffit-elle à constituer une nation ? Et
nous allons voir apparaître, beaucoup plus
concrètement, la même question au Levant. Sur
le terrain, face aux fous de Dieu du
soi-disant état islamique, les seuls réels
combattants sont les peshmergas, c’est-à-dire
des combattants kurdes. Vue de loin, disons de
chez nous, il s’agit d’une minorité vivant en
Turquie ou en Iran. En fait ils sont 45
millions, à cheval sur quatre pays, la Syrie,
la Turquie, l’Irak et l’Iran, constituant un
vaste ensemble continu, et ils ont déjà un
début de reconnaissance en Iran (une province
du Kurdistan) et en Irak (une province
autonome du Kurdistan). Je ne connais pas
assez la situation pour savoir s’ils se
comprennent tous entre eux, mais je suppose
qu’ils doivent avoir un bon degré
d’intercompréhension, tout comme les
Albanais. Quoiqu’il en soit, le problème de la
création d’un Kurdistan unifié ne peut que se
poser à moyen terme, et il met déjà le pouvoir
turc en rage.
Et je repose ma question :
une unité linguistique suffit-elle à
constituer une nation ? Cette question va
au delà des revendications comme celles de la
Catalogne, puisque celle-ci constitue déjà une
région reconnue. Elle implique une mise en
cause des frontières. En d’autres termes les
gens par exemple qui parlent hausa au Niger et
au Nigéria doivent-ils être
regroupés pour former un nouveau pays? La
France doit-elle revendiquer les zones
francophones de Suisse et de Belgique ?
La Catalogne doit-elle s’étendre au Nord
jusqu’à Perpignan, au Sud jusqu’à Valence et à
l’Est jusqu’aux Baléares ? Bref il y a à
travers le monde une bonne centaine de
situations de ce type et notre sympathie
spontanée envers les Kurdes et leur éventuel
futur pays devrait être tempéré par la vague
de nationalismes qui pourraient percer un peu
partout. Nous savons que les frontières
politiques et les frontières linguistiques ne
coïncident que rarement, et ce n’est pas très
grave, mais le problème se complique
lorsqu’interviennent des considérations
nationalistes ou ethniques.
Bon, rassurez-vous si du moins vous étiez inquiets), cela ne m’empêche pas
de dormir. D’ailleurs je pars pour un colloque
au Maroc, retour en fin de semaine prochaine.
A bientôt.
La seule fois où j’ai vu Guy Bedos prendre un bide, un vrai, c’était devant
un tribunal. Nous étions tous les deux témoins
(à décharge) de Roger Knobelspiess, j’étais
passé avant Guy et je l’ai vu, à l’appel de
son nom, courir vers le président du tribunal
en criant « c’est pas moi, j’y étais
pas ». Mais il fut arrêté dans son élan
par le juge qui, froidement, déclina :
« Nom, prénom, âge et qualité ». Le
bide, donc, du moins aux yeux des magistrats,
tandis que dans la salle les partisans de
Knobelspiess et les amateurs de Bedos
rigolaient.
Il se passe un peu la même chose, actuellement, dans les meetings de Sarkozy. Régulièrement il évoque les affaires, s’estime victime d’un acharnement juridique, et lance quelque chose comme : « je suis aujourd’hui à (la ville dans laquelle il se trouve), il y a eu une agression, mais ce n’est pas moi, j’ai un alibi, j’étais avec lui (montrant son voisin, en général le maire) ». La salle rit, applaudit, les juges ne sont pas là mais pourraient décliner, froidement, « nom, prénom, âge et qualité ». Car s’il fait un tabac devant son public, Sarkozy fait un bide, tous les sondages le montrent, dans l’opinion publique. Je ne sais bien entendu pas s’il finira par échapper aux différentes casseroles qu’il traîne derrière lui, nous verrons bien. Le problème n’est d’ailleurs pas de savoir s’il est coupable ou innocent (on ne prête qu’aux riches et il doit bien être coupable de quelque chose) mais s’ii réussira à passer à travers les mailles des nombreux filets qui l’entourent. Cela me fait penser à ce qu’on appelle en italien la mattanra, en français la madrague, une technique de pêche pratiquée depuis longtemps en Méditerranée qui consiste à piéger les thons rouges dans un labyrinthe de filets pour les amener dans la « chambre de la mort », les poissons étant alors sur un filet que l’on tend pour les amener à la surface de l’eau où on les massacre à coups de gourdins. Sarkozy se trouve donc dans ce labyrinthe de filets. Il y a longtemps que je pense raconter un jour la vie politique française sous forme de fable, chaque personnage étant un animal. Gattaz par exemple, le patron des patrons, serait bien évidemment un crapaud, il en a la posture physique. Et Sarkozy pourrait être un thon rouge. Mais ce poisson là me fait en même temps irrésistiblement penser à Berlusconi. Lui aussi traîne ou a traîné de nombreuses casseroles. Lui aussi a accusé les juges. Lui aussi a tenté de magouiller pour s’en tirer. Reste à savoir si le français finira comme l’italien, éjecté de la vie politique, piégé dans la madrague.
La Société Protectrice des Animaux, la SPA donc, vient de lancer une
publicité originale. Commençons par le
début : je vous décris l’affiche. Deux
hommes se regardent, se sourient
amoureusement, et l’un d’eux, du côté gauche
de l’affiche, tient
dans ses bras un gros chat. Au dessus de la
photo, un titre : A la SPA tout le monde peut adopter. On voit que ces deux éléments
peuvent fonctionner séparément, avec des
effets de sens différents. La photo est
simplement une photo, qui toute seule pourrait
représenter un vétérinaire rendant un animal
guéri à son propriétaire ou n’importe quoi
d’autre. Le titre seul, A
la SPA tout le monde peut adopter, est
une information, ou une invitation :
venez adopter les animaux abandonnés et
recueillis par la SPA. C’est le rapport entre
les deux qui fait du sens supplémentaire. A
l’heure où, en France, on débat sur le point
de savoir si les couples homosexuels doivent
pouvoir adopter, la SPA joue
(habilement ?) sur l’actualité :
clin d’œil aux
homos et, en même temps, appel à adopter des
animaux.
Cela, c’est le B.A. BA de la sémiologie, une analyse simpliste, presque
évidente, de la construction du sens. Mais il
est peut-être possible d’aller plus loin,
d’interroger le choix des personnages par
exemple (on pourrait imaginer une
enquête : les homosexuels ne
reconnaissent-ils dans ce couple, aiment-ils
l’image qu’on leur renvoie
d’eux-mêmes ?). Et pourquoi un
chat ? Je sais que les rhinocéros ou les
alligators ne sont pas très fréquents à la
SPA, mais on pourrait imaginer un chien, un
hamster ou un canari à la place du chat. Et
d’ailleurs, est-ce un chat ou une
chatte ? Indécidable, du moins à mes
yeux.
Mais je viens de me rendre compte qu’en écrivant ce quyi précède
j’introduisais une autre direction
interprétative, un possible autre niveau
sémantique. Et si c’était une chatte ? Allez, je m’égare. Aujourd’hui des milliers de réacs vont défiler pour
tenter d’imposer leur conception de la
famille, comme s’il n’y en avait qu’une, ou
comme si seule la leur était acceptable. Je ne
sais pas si l’affiche de la SPA se trouvera
sur le trajet de leur manifestation. Et si
c’est le cas, je ne sais pas s’ils la
comprendront. Le problème, avec la sémiologie,
c’est qu’on a parfois l’impression d’enfoncer
des portes ouvertes, de prendre les gens pour
des imbéciles en leur expliquant des choses
évidentes, alors que souvent les gens ne
voient pas le sens qui s’affiche sous leurs
yeux.
Cela fait pratiquement trente ans que je vais régulièrement en Chine et à
Hong Kong. En 1985, alors que j’enseignais
quelques mois à Canton, on commençait à
entendre parler de la formule de Deng Xiao
Ping pour décrire l’avenir du territoire
britannique et de ses relations avec la Chine,
« un seul pays, deux systèmes ».
Mais la rétrocession semblait lointaine. Les
quelques enseignants étrangers du campus se
rendaient parfois à Hong Kong, pour faire des
courses, respirer comme un air d’Europe et
lire la presse libre qui n’arrivait pas en
Chine. Depuis lors, chaque fois que je vais
dans cette partie de l’Asie, en Chine, au
Japon, en Corée ou à Taïwan, je me débrouille
pour passer quelques jours dans l’île, à
l’aller ou au retour. Et chaque fois je me dis
que Hong Kong n’a pas changé. On sait, bien
sûr, que s’y trouvent environ dix milles soldats
de l’armée rouge, mais on ne les voit pas, on
n’a pas besoin de visa (contrairement aux
Chinois), les commerces sont les mêmes, les
touristes aussi, à une différence près. Les
Chinois du continent viennent, de plus en plus
nombreux, visiter cette vitrine du
capitalisme, et le moins qu’on puisse dire est
qu’ils ne sont pas très bien vus. Les
Hongkongais les trouvent balourds, vulgaires,
mal élevés. Et il est vrai qu’en passant du
continent à l’île, de Shanghai ou Pékin à
Hong-Kong, on change d’univers. De langue
d’abord, le mandarin n’étant pas très parlé à
HK, mais surtout d’ambiance générale et de
culture politique. D’un côté des media
muselés, une censure généralisée, de l’autre
une ambiance encore britannique et des
habitudes de liberté. Pour ne prendre qu’un
exemple très contemporain, les media de Hong
Kong parlent de la répression sauvage qui se
passe dans le Xinjiang, mais les seuls Chinois
continentaux au courant des manifestations à
Hong Kong sont ceux qui s’y trouvent en
touristes. J’ai d’ailleurs raconté ici que
début juin, lors du vingt-cinquième
anniversaire de Tian An Men, la presse
chinoise ne parlait de rien, en particulier
pas des manifestations à Hong Kong, et que
l’accès à Internet était coupé.
Et cela me mène à une comparaison fréquente dans la presse française entre
Hong Kong aujourd’hui et Tian An Men il y a 25
ans, alors que beaucoup de choses les
séparent. Il y a 25 ans les Chinois de Tian An
Men réclamaient quelque chose qu’ils n’avaient
pas : la liberté et la démocratie.
Aujourd’hui à Hong Kong les manifestants
veulent conserver quelque chose qu’ils ont
depuis longtemps : la liberté et la
démocratie. Et cela fait une sacrée
différence. Du coup, le pouvoir chinois n’a
qu’une crainte : que les Hongkongais
donnent des idées aux Chinois continentaux et
n’alarment aussi les Taïwanais. C’est pourquoi
il faut suivre avec soin ce que va faire le
pouvoir. A suivre...
Sortie aujourd’hui en livre de poche (Flammarion, collection Champs) « dans toutes les bonnes librairies » comme on dit de la biographie de Roland Barthes que j’avais publiée en 1991. J’y ai ajouté une longue préface mais n’ai pas modifié le texte. Ceux qui l’ont déjà lu peuvent donc garder leur argent pour s’acheter des bonbons. Pour les autres, précipitez-vous. Neuf euros, c’est donné.
Je reçois en réaction à mon dernier billet le message suivant :
« Dans votre précédent billet, vous traitiez de la dérive de notre
vocabulaire, dérive qui m’insupporte tout
comme vous. Pourquoi alors, dans votre billet
consacré à la grève des pilotes d’Air France,
recourir au terme étrange de « low
cost », tellement passé dans le
langage que, lorsque certains emploient
l’expression « bas-coût », ils se
sentent obligés de l’expliquer en la faisant
suivre de son équivalent anglais. Il est vrai
que, certaines fois, le coté plus compact de
l’anglais peut le faire sembler mieux adapté
qu’une traduction française. Mais ici, on ne
voit pas ce qui peut le faire préférer au
français ».
Oui,
effectivement, j’aurais pu écrire
« bas-coût », mêle si mon correcteur
orthographique le souligne en rouge, ou
« tarif réduit », comme je pourrais
écrire « vol nolisé » et non pas
« vol charter ». Sauf que dans ce
cas la plupart d’entre vous se précipiterait
sans doute sur un dictionnaire pour chercher
le sens de « nolisé ». D’ailleurs,
mon correspondant explique lui-même que
« low cost » est tellement passé
dans le langage que, etc., etc. En fait dans
mon précédent billet, celui du 25 septembre,
j’écrivais justement que mon problème n’était
pas de me battre mot à mot, pas à pas, contre
les emprunts à l’anglais ou les anglicismes,
mais de m’interroger sur la signification
globale de ce phénomène, "lorsque se met
subrepticement en place une sorte de lexique
alternatif qui semble témoigner d’une pensée
alternative". Quoi qu'il en
soit, le débat est ouvert.
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