
25
décembre
2013
: Un peu de politique...
linguistique

Une bonne partie de cette année, de mars à juillet,
j’ai consacré beaucoup de mon temps au Comité
consultatif pour la promotion des langues régionales
et de la pluralité linguistique interne mis en
place par Madame Fillippeti, ministre de la culture,
comité dont le but était de faire des propositions de
politique linguistique au gouvernement. Il y avait dans
ce comité deux juristes constitutionnalistes,
deux linguistes, deux députés, deux sénateurs et deux
personnes nommées par deux président de conseils
régionaux. C’est-à-dire quatre « experts » ou
présumés tels et six élus politiques. Dès le début, nous
nous sommes rendus compte que la ratification de la Charte
européenne des langues régionales et minoritaires,
que nous pouvions bien sûr proposer, serait impossible.
Le Conseil d’Etat s’opposant à cette Charte il fallait
en effet pour cela réunir le Congrès (c’est-à-dire
l’Assemblée nationale et le Sénat) et y avoir une
majorité qualifiée des trois cinquièmes, ce qui n’est
pas le cas dans l’état actuel des choses. Nous avons
donc pris le problème d’un autre point de vue (après
avoir, bien sûr, reçu et auditionné de nombreuses
personnes concernées), en décidant de faire des
propositions allant plus loin que celles de la Charte.
Ces propositions, nombreuses, vont de l’élaboration
d’une loi cadre à la rédaction d’un code des langues
de France en passant par un certain nombre de
mesures comme l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture en créoles dans les Département d’Outre Mer
et bien d’autres qu’il serait fastidieux de citer
ici : notre rapport est disponible sur le site du
Ministère de la Culture.
Pendant ces mois de travail, je me suis soigneusement
abstenu d’intervenir publiquement sur les réflexions et
les propositions de notre comité, considérant que la
ministre devait en avoir la primeur, mais je me suis
toujours dit qu’une fois le rapport rendu je
redeviendrai un citoyen comme les autres et retrouverai
ma liberté de parole. En gros, j’attendais de voir ce
que le gouvernement allait faire de nos propositions. Et
voici que le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, en
visite en Bretagne, a annoncé le 13 décembre dernier
qu’il envisageait de passer par une loi
constitutionnelle pour ratifier la Charte. En gros cette
démarche implique que le texte de loi soit voté dans les
mêmes termes par l’Assemblée et le Sénat puis qu’il soit
adopté par référendum. Or, la popularité du gouvernement
étant ce qu’elle est, il est difficile d’imaginer que le
moindre référendum organisé par lui (sauf peut-être s’il
proposait une distribution gratuite de foie gras et de
vins fins...) recueille aujourd’hui l’assentiment du
corps électoral. Dès lors, que veut le Premier
ministre ? En ces temps de trêve des pâtissiers je
laisserai de côté l ‘hypothèse simple mais
désagréable selon laquelle il ne saurait pas ce qu’il
veut. Donc, s’il sait ce qu’il veut, que veut-il ?
Faire croire aux militants des langues de France qu’il
va répondre à leurs voeux, puis s’abriter derrière le
résultat d’un vote en disant « c’est pas moi c’est
les sénateurs », ou « c’est pas moi, c’est le
corps électoral » ? Ce serait bien sûr une
manoeuvre minable, un tour de passe-passe,
d’illusionniste. Inimaginable ? Alors avançons une
autre hypothèse : il veut tout faire pour que la
stratégie choisie réussisse, que les deux chambres puis
le peuple accepte une loi constitutionnelle ? Cela
semble tellement irréaliste que j’ai du mal à le croire
aussi naïf. Le problème est qu’il ne me reste pas
d’autre hypothèse et que je crains fort que la première
soit la bonne. En gros François Hollande a promis de
« faire ratifier la charte », nous allons
faire comme si nous voulions tenir cette promesse
et la représentation nationale ou le corps électoral se
chargeront de nous en empêcher... Si cela était, ce
serait minable, donnerait une triste image de la
politique, fût-elle seulement la politique linguistique,
et témoignerait de peu d’intérêt pour la cause des
langues. Alors attendons. Mais le gouvernement devrait
prendre garde : on ne fait pas croire impunément
aux gens que l’on va réaliser des choses qu’on sait ne
pas pouvoir réaliser.
Bon, je ferme boutique pour causes de vacances. A
l'année prochaine.

23
décembre
2013
: Paranoïa ou tris croisés?

J’ai déjà parlé ici de la liste d’information et de
débats du RFS (Réseau Français de Sociolinguistique),
liste sur laquelle je ne m’exprime plus, trouvant
son ton politiquement correct et mélodramatique peu
propice à la discussion scientifique. Mais cela ne
m’empêche pas de faire parfois écho à ce qu’il s’y
passe. Or, depuis quelques jours, les esprits s’y
échauffent à propos d’une note de l’INSEE dont le titre
est effectivement intriguant : Les personnes en
difficulté à
l’écrit: des profils
régionaux variés. Cette note s’appuie sur des
données venant de l’enquête IVQ (information et vue
quotidienne) de 2011, menée auprès d’un échantillon
aléatoire de 14.000 personnes et qui avait pour objectif
de « mesurer le degré de compétence de la
population adulte en calcul et en compréhension orale».
Elle s’appuyait sur un certain nombre d’exercices
« fondés sur des supports de la vie
quotidienne : programme tv, CD de musique,
ordonnance médicale... ». Et deux des questions
biographiques concernaient les langues parlées à
domicile à l’âge de cinq ans et langues parlées à
domicile aujourd’hui. Revenons donc à la note
incriminée. Le passage qui a mis le feu aux poudres est
le suivant :
« Un éloignement prolongé du marché du travail
peut agir à la fois comme une cause
et une conséquence sur
les difficultés à l’écrit.
D’autres facteurs pourraient être évoqués.
Le risque accru observé dans
certaines régions pourrait aussi trouver
son origine dans un usage plus
fréquent des langues régionales
au cours de l’enfance : par
exemple, 19 % des Nordistes
déclarent avoir utilisé une
langue régionale ou le patois autour de
l’âge de 5 ans
et parmi ces personnes,
près d’un quart est en situation
préoccupante à l’écrit.
Ces difficultés plus fréquentes
à l’écrit ne sont
pas sans rapport avec
leur niveau d’études plus faible, 21 %
d’entre elles n’ayant pas
poursuivi leurs études au-delà de
l’école primaire ».
Immédiatement, les réactions ont fusé, dans tous les
sens et avec beaucoup d’imprécisions. Certains ont
confondu cette enquête de 2011 avec le recensement de
1999, d’autres s’insurgent contre « le lien de
cause à effet » entre difficultés à l’écrit et
pratique des langues régionales, d’autres encore
confondent « difficultés à l’écrit » et
« illettrisme », ce qui n’est pas tout à fait
la même chose, d’autres enfin parlent de
« rapprochements hâtifs, d’attitudes
stigmatisantes », etc., etc. Tout se passe en fait
comme si l’INSEE (institut national de la statistique et
des études économiques) avait la volonté nuisible de
faire croire que la pratique des langues régionales
était néfaste, et que le devoir des sociolinguistes
était de dénoncer cette vilénie. J’avoue pour ma part
être confondu à la fois par l’aspect un peu paranoïaque
des réactions de certains de mes collègues (du genre touche
pas à mes langues régionales) et par tant
d’ignorance. Dans le texte incriminé, on lit en effet
que les difficultés à l’écrit pourraient aussi trouver
leur origine « dans un usage plus
fréquent des langues régionales
au cours de l’enfance ». La
réaction normale devant cette hypothèse, du moins celle
qu’on attend de scientifiques, devrait alors être
d’interroger le lien entre pratique des langues
régionales (ou d’ailleurs des langues issues de la
migration) et situation sociale. De se demander si c’est
la pratique de ces langues qui explique des difficultés
à l’écrit ou le fait qu’on ne parle pas ces langues dans
tous les milieux sociaux. De se demander s’il y a un
lien entre la pratique de ces langues et les catégories
socioprofessionnelle. Ce n’est pas tout à fait la même
chose en effet de parler une langue régionale ou une
langue issue de la migration dans un milieu
intellectuel, dans un milieu paysan ou dans une famille
de chômeurs. L’INSEE, il est vrai, ne pose pas cette
question, et ce n’était pas son propos. Cet institut a
mené une enquête et en publie les résultats, le problème
n’est pas alors de savoir si ceux-ci nous plaisent mais
d’essayer de les interpréter.
Derrière tout cela apparaît une sorte de crainte de la
quantification, qui pourrait très vite tourner à une
façon de se voiler la face.
Et pourtant les données chiffrées, dès lors qu’on
accepte de considérer que ceux qui les établissent sont
de bonne foi et ne se livrent pas à d’horribles
tripatouillages, sont toujours intéressantes. Pour finir
dans la bonne humeur (ce qui ne s’oppose pas au
sérieux), je voudrais vous proposer un petit rappel
historique. A la fin des années 1970 nous disposions de
quelques données statistiques sur le comportement du
corps électoral français, qui pouvaient se ramener
aux trois affirmations suivantes:
1) Les jeunes votaient plus à gauche que les vieux
2) Les hommes votaient majoritairement à gauche
3) Les femmes votaient majoritairement à droite.
Fort bien. En outre nous savions que l’espérance
de vie des femmes était beaucoup plus grande que celles
des hommes. Dès lors la question qu’il fallait se poser
était de savoir si c’était en tant que femmes ou en tant
que vieilles que les femmes votaient plus à droite que
les hommes. Et la réponse ne pouvait se trouver que dans
des analyses plus fines, par tranches d’âge. Car le B.A.
BA du traitement statistique des enquêtes réside dans
les tris croisés, et nous aurions beaucoup à apprendre
de l’enquête IVQ si nous avions les moyens d’approcher
ses résultats de ce point de vue.

21
décembre
2013
: Un Vert ça va...

Les écologistes ne sont jamais les derniers à s’élever
contre la pollution dont sont responsables les
automobilistes, et ils ont bien raison. Ils veulent
réduire la vitesse sur les autoroutes ou sur les
périphériques, et ils n’ont pas tort. Ils plaident de
façon générale pour que se développent les comportements
citoyens et l’esprit de responsabilité, et nul ne
saurait le leur reprocher. Et tout cela rend
particulièrement savoureux ce que l’on vient d’apprendre
sur Jean-Vincent Placé, sénateur d’Europe-Ecologie les
Verts et éminence grise du parti vert français. Avant
d’être sénateur, Placé était conseiller régional
d’Ile-de-France et, à ce titre, il bénéficiait d’une
voiture de fonction. Et voilà que ladite région reçoit
133 amendes liées à cette voiture, amendes pour excès de
vitesse ou fautes de stationnement. Cela se passait en
2010, et la région se tourne vers le conducteur de la
voiture, Placé donc, et lui demande de payer la note. La
suite est un peu confuse, le sénateur affirme avoir
payé, l’administration fiscale lui réclame des pénalités
pour paiement tardif. Ce qui est sûr c’est que la note
se montait à 22.000 euros et qu’il doit encore plus de
18.000 euros. C’est le Canard enchaîné qui a
sorti cette histoire, ce qui prouve au moins que la
presse est toujours utile. Que Placé soit mauvais payeur
n’a en soi aucun intérêt : il n’est pas le seul et
nul ne saurait lui jeter la pierre. En revanche que ce
donneur de leçons, grand défenseur de l’écologie,
s’adonne au volant aux pratiques qu’il dénonce chez les
autres est plus surprenant. Les Verts prétendent
depuis leur naissance vouloir faire de la politique
autrement. Certes Placé n’est pas à lui tout seul
« les Verts », même s’il aimerait bien le
faire croire, mais les adhérents de son parti pourraient
peut-être se demander s’il n’est pas un Vert de trop. Je
sais que le jeu sur l’homophonie est ici facile, mais je
n’y résiste pas : un Vert comme Placé ça va, deux
Verts bonjour les dégâts. Allez, à votre santé.

16
décembre
2013
: Ni fleurs, ni couronnes, mais vin
à volonté

C’était au milieu des années 1970 et nous passions une
bonne partie de la nuit (« nous » : des
chanteurs, des musiciens, des journalistes, dont moi)
dans un studio de France-Inter, une véritable tabagie où
officiait Jean-Louis Foulquier. A l’époque c’était entre
trois et cinq heures du matin. Puis, horaire un peu plus
humain, ce fut entre minuit et trois heures, pour finir
de 18 à 19 heures. On y fumait, donc, on y buvait, on y
parlait dans le micro, et les chanteurs chantaient, en
direct. Les émissions s’appelaient, Studio de nuit,
Y’a d’la chanson dans l’air, Pollen, d’autres noms
encore, mais toutes avaient le même propos : servir
la chanson française et francophone. Et ils sont
beaucoup à lui devoir beaucoup, des artistes débutants à
qui Jean-Louis offrait ses ondes, d’autres confirmés qui
venaient le soutenir de leur présence. Plus tard encore
il créa les Francofolies de la Rochelle, où la
même bande se retrouvait, chaque année en juillet, les
uns sur scène, les autres, dont encore moi, en coulisse.
Emissions ou festival, Foulquier était au centre d’une
véritable galaxie de la chanson.
Jean-Louis Foulquier est mort la semaine dernière et a
été enterré samedi matin, au cimetière de Montmartre.
Une foule énorme est venue l’accompagner, ses amis, ses
collaborateurs, et « ses » artistes dont la
liste complète constituerait un véritable annuaire
du show biz, enfin du show biz de qualité. Citons au
hasard Louis Chedid, Jean-Louis Aubert, Bernard
Lavilliers, Alain Souchon, Laurent Voulzy, Lucid
Beausonge, Arthur H, Maurane, Francis Lalanne, Sapho,
Nilda Fernandez, Alice Dona, Catherine Lara, etc.,
etc.
J’ai dit qu’ils étaient beaucoup à lui devoir beaucoup,
mais il faut leur ajouter les millions d’auditeurs
amoureux de chansons qui n’auraient jamais manqué une de
ses émissions, puis les millions de spectateurs qui se
pressaient à la Rochelle.
Il faisait beau, samedi et, à l’entrée du cimetière,
trônaient deux tonneaux de vin. Ni fleurs ni couronnes,
mais vin à volonté. A chacun son verre. Et cette phrase,
entendue dans la foule : « Il aura réussit à
nous faire boire du vin rouge à dix heures du matin
jusqu’au bout ». Ni fleur ni couronne, donc. Mais,
à côté du trou dans la terre, nous avons déposé nos
verres vides, des verres qui s’entassaient en dernier
hommage. Sacré Jean-Louis, il nous aura ému. Jusqu’au
bout.

10
décembre
2013
: Profs de prépas, mauvaise foi ou
cupidité?

Il y a dans l’enseignement secondaire deux types de
titulaires, tous recrutés par concours : les
capésiens (ceux qui ont réussi au CAPES) et les agrégés
(ceux qui ont réussi à l’agrégation). Cette dernière
étant considérée comme plus difficile que le CAPES, les
agrégés sont mieux payés et travaillent moins : ils
doivent quinze heures hebdomadaires, contre dix-huit
pour les capésiens. Tout cela est public, connu de tous.
Mais il y a dans certains lycées des classes
préparatoires aux concours d’entrée dans les grandes
écoles, dont les enseignants, des agrégés comme les
autres, jouissent de certains privilèges. D’une part
leur service est de huit heures par semaine, car
les programmes des concours changent tous les ans et ils
ont donc plus de préparations, d’autre part ils font des
« colles » (des interrogations écrites) qui
leur sont grassement payées.
Hier, les enseignants de classes préparatoires étaient
en grève, à l’appel de deux syndicat, SNALC et SNES, et
défilaient dans certaines villes avec des élèves et
leurs parents. Tiens, que faisaient là ces
derniers ? Ils venaient défendre les classes
préparatoires, dont on leur avait fait croire que
l’existence était menacée par les projets
gouvernementaux. Or la seule chose menacée est en
l’occurrence le bien-être des agrégés profs de prépa. Le
ministre voudrait en effet ramener leur service de 8 à
10 heures, et ils protestent, expliquant qu’ils sont
surchargés. Très bien. Mais si le passage de huit à dix
heures de cours par semaines éreinterait ces
enseignants, on comprend mal comment ils peuvent sans
problème faire six ou huit heures supplémentaires, bien
sûr grassement payées. En fait, en y regardant de plus
près, on se rend compte que la rémunération moyenne de
ces enseignants est largement supérieure à celle des
enseignants du supérieur, qui comme eux doivent préparer
leurs cours, corriger des copies, mais en outre dirigent
des thèses et font de la recherche. Alors, les profs de
prépas qui considèrent que leur métier est menacé :
cupides ou de mauvaise foi ? Les deux, peut-être.

9
décembre
2013
: Ah les mots et leur pouvoir, une
petite réflexion suite à une polémique sur les
expressions de tous les jours...

Sur une liste de diffusion de sociolinguistique à
laquelle je suis abonné, celle du Réseau Francophone
de Sociolinguistique, a éclaté il y a
quelques jours une mini tempête. Le phénomène est
cyclique : des polémiques y éclatent, enflent et
s’éteignent sans qu’on sache vraiment pourquoi... Cette
fois, en réponse à un appel à communication pour un
colloque, dont un passage disait « At a time when
many scholars are asking whether it is the relative
homogeneity of European French, at least at the diatopic
level, which renders it ‘exceptional’ », un de mes
collègues, en fait un copain (nous l’appellerons X),
sur-réagissant sans doute sur le fond, qui n’était pas
bien méchant (on peut effectivement considérer que les
formes de français parlées en Belgique, en France et en
Suisse sont « relativement » homogènes si on
les rapporte aux formes européennes d’anglais ou
d’allemand), écrivait ceci :
« Bon comme ça fait deux fois que ça passe sur
la liste, ce coup je ronge plus mon frein, je rène,
comme on dit dans un de mes chez moi. C'est quoi cteu
couillonnade: At a time when many scholars are asking
whether it is the relative homogeneity of European
French, at least at the diatopic level, whichrenders
it ‘exceptional’ ??? Faut avoir jamais voyagé à
travers l'espace francophone européen pour le croire
même "relativement" homogène at the diatopic level! Y
a 10 jours j'étais dans le pays bigouden (Bretagne), y
4 en Provence, purée la différence de françaisss! Les
many scholars faudrait qu'ils aillent un peu sur le
terrain (les cafés, les écoles, les stades, les
marchés...) avant de nous déclarer homogénéisés, ma
doué beniguet et fan de chìchou! Because de la
socioling sans terrain, c'est comme une belle fille
qu'il y manque un œil ».
Je ne sais pas quelles auraient été les réactions de
nos collègues masculins si une collègue de l’autre sexe
avait par exemple écrit, dans le même style : « because
de la socioling sans terrain, c’est comme un mec bien
monté qu’il y manque les bourses ».
J’avais envoyé un mail privé à mon copain, car pour les
raisons qu’on verra plus bas je n’interviens plus sur
cette liste, pour lui dire qu’à mon sens il était un peu
limite dans sa dernière phrase. Je ne suis pas
soupçonnable d’être un adversaire de la linguistique de
terrain, loin s’en faut, mais je n’apprécie pas
nécessairement le style volontairement populiste, voire
vulgaire, dans le débat scientifique, et « la belle
fille qu’il y manque un œil » me défrisait plutôt.
Il y eut d’abord quelques réactions, les unes de type
féministe, les autres de type presque
« identitaire» (« on parle comme ça à
Marseille, c’est peut-être maladroit mais c’est
populaire, on aurait pu dire « pute borgne »
et pire encore »). Et puis, hier (ce qui semble
prouver que les universitaires travaillent en semaine et
ont plus de liberté le dimanche), cela a été un tir
groupé, essentiellement féminin et critique. Première
leçon à ce stade : il y a des sociolinguistes des
deux sexes, et cette différence révèle parfois
des oppositions, voire des ruptures.
Mais il y a d’autres leçons à tirer de cette histoire,
et il me faut d’abord préciser quelques petites choses.
Mon copain X, celui qui est donc à l’origine de
l’affaire, et celle qui la première a réagi à sa phrase
malheureuse, appelons-la Y, appartiennent à un
tout petit groupe de personnes qui prennent
régulièrement la « parole » sur ce site, y
affichent une sorte de légitimité autoproclamée et y
prennent parfois une posture de donneurs de leçons, bref
s’y comportent comme des « patrons ». J’y
avais il y a quelques mois participé de façon active à
un débat, avec X, Y et quelques autres,
et j’avais eu au bout de deux ou trois jours la surprise
de recevoir un message de X, Y ou
Z, me disant que le sujet était important mais
qu’il n’intéressait pas tout le monde et que nous
allions donc en débattre entre nous, sur une liste
privée, ad hoc, en quelques sortes. Un
tel mépris pour les centaines d’abonnés à cette liste a
fait que je m’abstiens donc d’y intervenir désormais.
Car il y a dans tout cela des enjeux de pouvoir qui me
sont insupportables. Si Y n’avait pas répondu
immédiatement à X il n’y aurait pas eu de débat
sur cette «belle fille qu'il y manque un œil »
(et je veux bien passer pour un vieux con puriste mais
le fait même d’avoir à citer à nouveau ce segment de
phrase me gêne). C’est-à-dire que la liste de
diffusion du RFS s’est enflammée parce que la discussion
était entamée par Y répondant à X :
seule la présence à l’origine de deux membres de l’
« orchestre invisible » pouvait déclencher de
telles réactions. Revenons donc à ces réactions,
inhabituellement nombreuses, au mail (ou à la phrase) de
X. Hier matin elles ont pris un titre, celui
qu’une intervenante avait donné à son mail :
« Ah les mots et leur pouvoir, une petite réflexion
suite à une polémique sur les expressions de tous les
jours... ». Et l’intervenante écrivait :
« Je vous lis quotidiennement avec intérêt,
mais permettez-moi une humble contribution cette
fois-ci. Je suis personnellement pour la diversité du
français y compris dans son innovation, y compris dans
sa créativité à nommer un monde dans lequel je me sens
autre chose qu'une femme - qui doit être belle et
séduisante (et donc se garder d'être borgne) ou bonne
à marier. Permettez-moi de croire que la langue
française peut aussi se renouveler quant aux rapports
de force reliés au genre, sans que ses locuteurs se
sentent brimés dans un monde aséptisé. Moi j'y crois
et j'ai autant le droit de m'étaler sur vos boîtes
courriels que vous, Messieurs. Sur ce, bonne fin de
semaine (car je ne me sens pas brimée ni aseptisée
d'utiliser cette expression au Québec, même si je suis
française) ».
A partir de là, à une exception près, les hommes se
sont tus. L’exception, un autre copain que j’appellerai
W, lui aussi membre de l’ « orchestre
invisible », qui a posté un très long texte
proposant in fine d’en venir à la
solution cette fois-ci explicite qui a fait que je ne
m’exprime plus sur cette liste :
« J'ai déjà eu l'occasion de m'expliquer sur ce
point sur cette même liste, en proposant deux
solutions : quand il y a une discussion, on peut
mettre dans la rubrique "Sujet" : "DISCUSSION", et
celles et ceux qui ne veulent pas recevoir les
discussions mettent en place un filtre dans leur
navigateur pour filtrer tous ces messages (où on peut
mettre le nom de celle ou de celui dont on ne veut
plus entendre parler ! :-)) ). Ou bien on
crée une liste de discussion séparée. Jusqu'ici cette
seconde option n'a pas emporté l'adhésion, les membres
de la liste qui se sont exprimés préférant apparemment
filtrer les discussions qui ne les intéresse
pas ». En d’autres termes, discutons entre
nous. Ce qui n’a pas empêché de réagir de nombreuses
autres personnes. Le plus drôle est que Y, la
première à intervenir, membre de l’ « orchestre
invisible » qui communique parfois secrètement les
élus de l’orchestre, a posté ceci : « D'abord
un grand merci à toutes ceux et celles qui prennent la
parole et qui ne le font pas d'habitude, c'est
tellement nécessaire. Et j'espère que ça donnera le
courage à celles qui m'écrivent en privé. Je remercie
également toutes ceux et celles qui insistent que la
question est aussi théorique et épistémologique, et
que nous nous devons de débattre à tous les niveaux
pertinents. Je suis très reconnaissante du rappel
qu'il ne s'agit pas d'un truc purement
personnel ». Encore des stratégies de
pouvoir, donc, et de démagogie : En d’autres
occasions elle n’a pas fait preuve d’une telle ouverture
à l’expression démocratique...
Bon, je vais m’arrêter là, l’analyse des dizaines de
messages qui ont suivi le texte de X épinglé
par Y mériterait au minimum un long article.
Mais cet « incident » me paraît exemplaire,
s’agissant d’une liste supposée ouverte et surtout
consacrée à la sociolinguistique. On a vu, soudain, y
apparaître une sorte de libération de la parole, une
prise de la parole par « les petits, les sans
grades », ce qui est salutaire, au bénéfice
peut-être de l’un des membres de l’ « orchestre
invisible », ce qui le serait moins. Dans tous les
cas, une leçon de choses.

29
novembre
2013
: L'âne national

Non, il n’y a pas de faute de frappe dans mon titre, il
s’agit bien d’âne et non pas d’âme. Vous comprendrez
plus loin. Lorsque j’étais jeune j’avais une tendresse
particulière pour les ânes tunisiens, de petits ânes
gris avec, de chaque côté du cou, un trait noir dirigé
vers le bas, comme une flèche vers le sol. En arabe ils
s’appelaient bim, ils s’appellent toujours bim
d’ailleurs, sauf que l’école est passée par là et
que tous les Tunisiens ont en outre appris le nom du
même animal en arabe standard, himar.
Qu’avons-nous à faire de ces histoires de bim et
de himar ? Là aussi, vous le comprendrez
plus loin.
Me voici donc de retour de Tunisie où, depuis des
semaines, on cherche à mettre sur pied un
« gouvernement de compétences », des ministres
techniciens qui n’auraient pas pour but de faire une
carrière politique mais de redresser le pays. Durant
les quelques jours que je viens d’y passer, la
situation semble se débloquer, de deux façons
différentes. D’une part parce qu’un consensus montre le
bout de son nez sur le nom d’un nouveau premier
ministre, et d’autre part parce que l’exaspération
populaire contre les islamistes atteint des sommets
inattendus. Ceux-là mêmes qui avaient voté pour En-Nahda
mettent aujourd’hui le feu aux sièges régionaux du
parti, et les nahdawis sont détestés par toutes les
couches de la population, depuis les classes populaires
qui avaient voté pour eux jusqu’aux grands patrons. Le
pays est dans un état économique lamentable, les agences
de notation renvoient la Tunisie dans le fin fond des
classements, le tourisme manque à l’appel, la production
de phosphate est bloquée par de petites mafias locales
et pourtant le gouvernement fait des promesses que
personne ne pourra tenir, comme de construire une
faculté de médecine dans chacune des villes du pays. Les
nahqawis savent qu’ils vont devoir laisser la place et
ils placent des grenades dégoupillées un peu partout
pour le prochain gouvernement. Au début du règne
d’Ennahda, on se moquait des fonctionnaires suivistes et
opportunistes en les félicitant pour leur barbe,
soudainement apparue, bientôt, peut-être, ce sera les
barbiers que l’on félicitera pour leur bonne fortune,
lorsqu’armés de leur rasoir ils débarrasseront de leurs
poils ces convertis de la vingt-cinquième heure.
Quoiqu’il en soit, la constitution d’un
« gouvernement de compétences » semble être la
seule solution, et même si En-Nahda met des bâtons dans
les roues à l’entreprise de toutes les façons possibles,
le dialogue se poursuit. Ce dialogue porte un nom,
« dialogue national », en arabe hiwar el
watani. Mais voilà, le malheureux lapsus d’un
malheureux homme politique a fait rire une grande partie
de la population dès le lancement de l’opération. Et
vous allez maintenant comprendre le pourquoi de mon
introduction. En effet, au lieu de dire hiwar el
watani, « dialogue national », il a dit
himar el watani, « âne national ».
Depuis lors on entend fréquemment demander :
« où en est l’âne national ? »

25
novembre
2013
: Equitaxe

Après l’écotaxe l’équitaxe. Cette
fois-ci le néologisme (équitaxe pour taxe sur les
chevaux, ou taxe chevaline si vous préférez) ne vient
pas du ministère des finances mais d’un regroupement
imprécis de propriétaires de manèges, de bourgeois
pratiquant l’équitation, accompagnés bien sûr des
enfants nécessaires (mais qui, précisons-le, n’avaient
pas de banane à la main mais une bombe sur la
tête). Et tout ce beau monde hennissait des choses comme
« Hollande démission » et déclarait à qui
voulait l’entendre que la hausse de la TVA allait ruiner
le commerce de l’équitation. Je n’ai rien, bien sûr,
contre les cavaliers mais une rapide analyse économique
montre qu’en général ils ont les moyens de se payer
leurs séances de tape-cul. Après les bonnets rouges
bretons manipulés par les patrons voici donc la
bourgeoisie cavalière refusant de payer trop cher ses
loisirs. On peut imaginer, dans la même lignée, les
joueurs de tennis s’insurgeant contre la hausse du prix
de la terre battue, les amateurs de bonzaïs se
plaindre... Tiens ! De quoi pourraient bien se
plaindre les amateurs de bonzaïs? Peu importe, se
plaindre. Et les collectionneurs de timbres, les
malheureux collectionneurs de timbres qui voient le prix
des albums monter en flèche ? Sans oublier les
éleveurs de hamsters qui sont étranglés à la fois par
les tarifs des vétérinaires et le prix des graines. Je
vous laisse compléter la liste, j’ai un avion à prendre.
Je vais travailler quelques jours en Tunisie, où les
gens n’ont pas ces problèmes de riches. Je vous en
parlerai, peut-être, à mon retour.

24
novembre
2013
: Intellos de bistrot

Ce matin, en dernière page du Journal du dimanche,
une publicité agressive. En grosses lettres blanches sur
fond de ciel : n’oubliez pas votre maillot.
En dessous, une grande photo du pain de sucre et de la
baie d’Urca puis en bas, en plus petit, Rendez-vous
au Brésil avec les Bleus et, en plus gros et en
bleu blanc rouge le sigle de TF1. Décryptage facile.
Nous sommes à Rio de Janeiro, le mot maillot est
à prendre en deux sens différents, maillot de bain et
maillot de l’équipe de France de football, et, surtout,
TF1 joue financièrement très gros sur la coupe du monde.
C’est en gros ce que je vous disais mardi matin, avant
le match France-Ukraine. Je vous disais aussi que je
m’étais rendu compte, en prenant mon café, qu’il y avait
dans la salle autant de clients que de sélectionneurs
potentiels. Et cela m’a donné l’idée de livrer ici, de
temps en temps, ce que j’entends dans mon bistrot, ce
que les gens y racontent, bref vous mettre en liaison
directe avec les « intellos de bistrot ».
Voici donc un premier florilège :
Un jour de pluie, un mec bourré (il n’est jamais que
neuf heures du matin) sort en lançant : « les
parapluies c’est comme les amis, ils ne sont jamais là
quand on en a besoin »
Dimanche, un groupe de joggers arrose le sport et
commente l’actualité : « Hollande, il devrait
intervenir en Corée du Nord.
Et puis, sans que je puisse juger du degré d’alcoolémie
du locuteur : « Moi je rentre dans les
pissotières que quand elles sont propres, sinon je pisse
à côté ».
Ca vaut bien les émissions de France-Culture,
non ?

20
novembre
2013
: Sauvés!

Ils sont sauvés! Qui? Eh ben les livreurs de pizza, les
vendeurs de télés, TF1, François Hollande, les
brasseurs, la FFF (voir hier).

19
novembre
2013
: La flamme du footballeur inconnu

Tous les média sans exception, tous, ne parlent
aujourd’hui que de ça. Ce soir l’équipe de France de
football joue sa qualification pour la coupe du
monde : ira-t-elle ou n’ira-t-elle pas au
Brésil ? Grave problème, qui va plus loin que le
simple domaine du sport puisque Bernard Pivot a même dit
que la popularité du président de la république ou du
premier ministre, qui n’est déjà pas très élevée,
pourrait en être encore affectée. Je ne sais pas si vous
saisissez l’extrême importance de l’évènement. Car
l’enjeu dépasse largement l’avenir de nos hommes
politiques. Si la France ne va pas au Brésil, la
fédération française de foot perdra de l’argent,
beaucoup d’argent. Et songez à la télévision, à cette
pauvre (enfin, pauvre...) chaîne, TF1 pour ne pas la
nommer, qui a payé très cher les droits de
retransmission, 130 millions d’euros si je suis bien
renseigné, et qui compte bien évidemment sur un
afflux de téléspectateurs pour engranger de la
publicité : pas d’équipe de France au Brésil, moins
de téléspectateurs et donc moins de recettes
publicitaires. Pensez encore aux grandes surfaces et à
l’industrie de l’électroménager. Chaque fois qu’il y a
un évènement sportif de cette importance, les ventes de
téléviseurs explosent, c’est la valse des écrans
plats : les amateurs en profitent pour s’équiper
afin d’être au top dans leurs fauteuils. Vous
rendez-vous compte du manque à gagner ? Et ce
n’est pas tout. Que font les sportifs en chambre
devant leur écran de télé tout neuf lorsqu’ils regardent
jouer l’équipe de France ? Ils boivent de la bière
et mangent des pizzas. Vous imaginez la détresse des
livreurs de pizzas et des fabricants de bières si
la France ne va pas au Brésil? Pauvres brasseurs,
pauvres pizzaiolos ! Je les vois déjà, coiffés d’un
bonnet rouge ou vert, jaune ou brun, de n’importe quelle
couleur mais surtout pas bleu, manifester contre...
Contre quoi, au fait ? Ah oui, contre quelques
millionnaires en short courant après un ballon, quelques
enfants gâtés, quelques sales gosses (les deux vont
souvent ensemble) bourrés de fric qui, dans leurs clubs
respectifs, tentent de justifier leur salaire en
marquant des buts mais qui, en équipe de France, sont
incapables de jouer en groupe.
Pourtant ils sont très capables de gagner, ils auraient
dû gagner, l’un d’entre eux, Karim Benzema, a même
déclaré que, « sur le papier on est meilleurs
qu’eux, on a plus de talent », mais que... Mais
quoi ? Pourquoi perdent-ils ? C’est, bien sûr,
à cause du gouvernement. Souvenez-vous, il est question
d’imposer durement les salaires de plus d’un million
d’euros et le monde du foot a même plus ou moins annoncé
une grève pour la fin du mois de novembre. Et voilà, ils
ont simplement pris de l’avance sur le calendrier :
c’est face à l’Ukraine qu’ils ont fait grève. Ouf !
Nous voilà rassuré : ils sont meilleurs sur le
papier, ils ont plus de talent, mais ils sont en grève.
Nous voilà même doublement rassurés puisqu’un autre de
ces millionnaires en culottes courtes, Olivier Giroud, a
affirmé qu’il était prêt à mourir pour la victoire.
Alors là je dis non ! Arrêtez le massacre !
Vous imaginez: devoir ajouter des noms de footballeurs
sur les monuments aux morts ! Vous imaginez une
hécatombe digne de Verdun, du chemin des dames! Vous
imaginez le président de la république devoir ranimer la
flamme du footballeur inconnu et se faire encore
siffler ! D'ailleurs, ils ne sont pas assez
nombreux: une hécatombe c'est le sacrifice de cent
boeufs, et il y en a moins que ça, dans l'équipe de
France.
Bref, vous aurez compris que je me fous comme de ma
première chemise de l’avenir de l’équipe de France, et
en plus je n’y connais rien. Pourtant, ce matin, en
prenant un café au bistrot, j’ai entendu des
commentaires éclairés sur la tactique à adopter, sur la
sélection la meilleure: tous les clients de sexe
masculin faisaient preuve d'une grande compétence... Le
sélectionneur de l’équipe devrait prendre son café avec
moi, il apprendrait son métier.

17
novembre
2013
: C'est grand, l'Europe...

Hier soir, sur la 2, Laurent Wauquiez, jeune loup de
l'UMP, était invité de l'émission On n'est pas
couchés. Son fonds de commerce est simple: se
démarquer de ceux (Copé, Fillon, Sarkozy...) qu'il
pourrait rencontrer sur le chemin de ses ambitions, et
prétendre ne pas utiliser la langue de bois. La
journaliste (pourtant bien à droite) Natacha Polony lui
dit que la droite est singulièrement absente du débat
politique. Il ne répond pas immédiatement, semble
chercher au fond de ses neurones de quels éléments de
langage il dispose et, sans doute pour gagner du temps,
lance: "on est le seul pays européen au monde qui...". Le
seul pays européen au monde! C'est mignon comme
formule. Le seul pays européen devrait suffire,
le seul pays européen d'Europe serait redondant,
mais le seul pays européen au monde laisse
entendre qu'il y aurait des pays européens hors
d'Europe. C'est grand, l'Europe, du moins pour Laurent
Wauquiez...

15
novembre
2013
: Si on s'amusait!

Je vous parlais dans mon précédent billet de ceux qui
avaient de la suite dans les idées et de ceux qui
avaient des fuites dans les deux, mais dans les deux
cas, il faut en avoir (des idées). A ce propos,
connaissez-vous Nabila ? Non ? Alors,
présentation rapide. Une sorte de bimbo dont la poitrine
évoque immédiatement une pompe à bicyclette et qui s’est
rendue célèbre en lançant dans une émission de
téléréalité cette formule : « t’es une fille
et t’a pas de shampoing ! Allo, non, mais allo
quoi ! ». L’expression a très vite fait le
buzz, elle a été détournée par la pub (« t’es
un fruit et t’as pas de pépins, non mais à l’eau
quoi », pour la boisson Oasis, « t’es une
chaise et t’as pas de coussin ? Allö, Allö »
pour les coussins Hallö d’Ikea, etc.). Et ce succès a
poussé la maison de production et l’émission, puis
Nabila elle-même, à protéger la formule en la déposant à
l’Institut National de la Propriété Industrielle,
histoire de récupérer des sous. Il n'y a pas de petits
profits... Fin du premier acte, qui en dit long sur
l’état intellectuel d’une partie de ce beau pays qu’est
la France: le connerie peut aujourd'hui être source de
revenus.
Or voici que Nabila, tous seins devant, est invitée à
une émission hebdomadaire de Canal +, le
« supplément politique », dans laquelle
l’humoriste belge Stéphane de Groodt fait une chronique
délirante, à mi-chemin entre Raymond Devos et Boby
Lapointe, qui ravit tous les amoureux de la langue.
Voici donc Nabila et de Groodt côte à côte. Il
commence par « ola ! », pour allo bien
sûr, en la regardant. Nabila ne comprend pas l’allusion.
Elle a chaud, enlève sa veste, sans se rendre compte
qu’elle enlève du même coup les micros, on s’empresse
autour d’elle, bref de Groodt attend puis se lance dans
son texte. « Sans vouloir prêter la Flandres
à la critique... » « le pas pays qui est
le mien »... Tout le monde sur le plateau rigole à
chacune de ses saillies, sauf Nabila, qui, ne supportant
sans doute pas de ne pas être au centre de l'attention
et de l’écran, lance tout haut « Je comprends rien
du tout ». Du coup, bien sûr, la caméra se braque
sur elle puis nous présente les deux protagonistes. De
Groodt raconte une visite à Londres, à la famille
royale : « n’ayant plus le temps de
serrer la pince de Monseigneur », « Anvers et
contre tout », « la reine Elizabeth
comme ses pieds », « Charles n’est pas
encore marinier » (allez, j’ai pitié de vous, il
s’agit d’une allusion à Boby Lapointe : « mari
niais »). Il continue à défiler son texte
tandis que le visage de sa voisine exprime la stupeur,
voire l’effroi, et comme le public rit, applaudit, elle
ne veut pas être larguée, après tout c’est elle
l’invitée, et se met à l’interrompre : «C’est trop
grave ce qui se passe », « il est chelou ce
mec », «non pitié ! », « j’peux
avoir une oreillette pour traduire »... Il
s’amuse à répéter pour elle des phrases, qu’elle ne
comprend toujours pas, tout le monde rigole, applaudit à
chaque bon mot, et elle, ne voulant pas donner
l’impression d’être à côté de la plaque, ou ne pas être
à l’image, en rajoute dans la bêtise... Bref, elle s’est
tiré une rafale de balles dans les pieds
(« Elizabeth comme ses pieds »), en nous
fournissant du même coup une excellente définition
télévisuelle de ce qu’est l’inculture et l’imbécilité.
J’arrête là, vous trouverez facilement la scène sur
Internet, vous y trouverez également toutes les
chroniques de Stéphane de Groodt, et j’invite instamment
les amateurs de calembours à les déguster.
Tiens, à propos de langue française. Il y a ce soir un
match de foot décisif pour l’équipe de France qui, si
elle ne bat pas l’Ukraine, n’ira pas à la coupe du monde
au Brésil. Même Libération consacre deux
pages à l’évènement, c’est vous dire, avec pour titre Frank
Ribéry dans la posture du messie. Inutile de
demander à Nabila si elle perçoit dans cette phrase une
allusion malicieuse au joueur de Barcelone, Lionel
Messi, mais on pourrait se demander si Ribéry lui même
l’a comprise. Or, justement, un petit bouquin, en fait
une petite compilation, vient de paraître, Les
perles de Ribery. Extraits :
« Je pense que ce soir ça été beaucoup meilleur. »
« On dirait c’était comme si que y avait rien changé
hier. »
« J'espère que la roue tourne va vite tourner. »
« Le Touquet, c’est toujours une ville que j’aime bien
venir. »
« On est des joueurs qu'on va vite avec le ballon. »
« Il fait attention pour qu'on a du peps. »
« Je pense qu'on espère qu'on va gagner. »
« Là, on est en train de rentrer dans un truc que tout
le monde sont en train de s’foutre de nous, c’est-à-dire
dans le Monde. »
Je vous avais invités à vous amuser, contrat rempli, je
l’espère. Ce n’est pas tous les jours que nous pouvons
rire, dans la France d’aujourd’hui.

13
novembre
2013
: Fuites dans les idées

Minute, vous connaissez ? Un hebdomadaire
d’extrême droite qui éructe depuis 1962 et que
l’humoriste Pierre Desproges avait parfaitement défini
en 1984 dans l’un de ses sketches : « Vous
lisez Minute ? Non ? Vous avez tort,
c'est intéressant. Au lieu de vous emmerder à lire tout
Sartre, vous achetez un exemplaire de Minute,
pour moins de dix balles, vous avez à la fois La
nausée et Les Mains sales ».
Raciste, réac, colonialiste, Le Péniste, Minute a
été, comme vous voyez, de tous les combats
sympathiques... Pour compléter le tableau, ajoutons
qu’un de ses dirigeants fut Patrick Buisson, oui,
le Buisson de Sarkozy... Et voilà que Minute,
qu’aucune revue de presse ne cite jamais, fait soudain
parler de lui sur toutes les ondes, tous les écrans,
tous les journaux. A la « une » de son édition
d’aujourd’hui on lit en effet Maligne comme un singe
Taubira retrouve la banane et dans un bel élan
tout le monde s’indigne, condamne, tandis que le premier
ministre annonce qu’il va saisir la justice. On parle
même d’interdire le titre.
Je ne sais bien entendu pas ce qu'il en sera, mais
j'avoue que cette hypothèse me gêne. Le 16 novembre
1970, après la mort du général de Gaule, Hara Kiri avait
titré « bal tragique à Colombey, un,
mort », parodiant la presse qui, la semaine
précédente, avait parlé de bal tragique à
propos de l’incendie d’une boite de nuit dans lequel
avaient péri 146 personnes. Hara Kiri avait été
interdit, et nous étions nombreux (enfin, pas très
nombreux...) à protester contre cette interdiction.
Celle de Minute déchaînerait aujourd’hui la
même réaction, venue d’un autre bord politique, et je ne
suis pas sûr que la démocratie et la liberté de la
presse y gagneraient.
Autre chose. Imaginons que le même titre, Maligne
comme un singe Taubira retrouve la banane, soit
apparu à la « une » de Charlie hebdo.
Nous aurions tous trouvé que Charb, le rédacteur en
chef, dépassait les bornes, mais habitués que nous
sommes aux exagérations de Charlie nous aurions
peut-être souri, peut-être pas, mais sûrement pas
demandé l'interdiction de l'hedo. Je veux dire que ce
n’est pas seulement le titre qui indigne, mais son
émetteur. Il nous révolte chez Minute, il nous
aurait agacés dans Charlie hebdo. Il y aurait
beaucoup à dire sur ce genre d'accident de la
communication, lorsque le sens n’est plus dans le
message mais dans la personnalité de celui qui l’émet.
Un peu comme ces histoires plus ou moins drôles qui sont
considérées comme antisémites si elles ne sont pas
racontées par un Juif. Mais c’est bien sûr une autre
histoire.
Il demeure qu’il y a actuellement en France une
atmosphère abjecte, détestable, que la droite extrême
parle haut et fort, décomplexée, et que nous ne serions
pas étonnés si elle réclamait demain la réhabilitation
de Pétain. Le versant raciste de cette abjection
s’est étalé en plein jour lorsqu’une candidate du FN a
comparé Christiane Taubira à un singe. Nul n'était
étonné que cette horreur vienne de ce bord politique, et
je m'étais dit que la candidate du Front National
méritait une paire de baffes. Puis nous avons vu une
gamine accompagnée de ses parents tenir une banane à la
main au passage de la ministre, disant quelque chose
comme « pour le singe, la banane ». Il est
question d’interdire de frapper les enfants, mais en
l’occurrence la paire de baffes seraient plutôt pour les
parents. Et puis ce fut le titre de Minute, et
cette généalogie nous montre que si le journal Minute,
réactionnaire depuis plus de cinquante ans, a de la
suite dans les idées, il y en a, parents ou pas parents,
candidats du FN ou adversaires du mariage pour tous, qui
ont des fuites dans les leurs.

11
novembre
2013
: Plomberie...

J’avais chez moi en fin de semaine deux plombiers venus
réparer quelques dégâts. L’un, râblé comme un indien des
Andes, était péruvien, l’autre, grand, mince, français.
Ils étaient tous les deux occupés, dans une position
inconfortable , à changer un siphon lorsque une
sonnerie du téléphone les interrompit. C’est le patron,
dit le péruvien en regardant son portable. Et il se mit
à parler dans un espagnol typiquement argentin, avec des
che et des vos à tous les coins de
phrases. Un peu surpris, je lui demande s’il était
péruvien ou argentin. « Péruvien. C’est le patron
qui est argentin ». Ainsi, parlant avec son patron,
il parlait comme son patron. Bel exemple de croisement
entre variation dialectale et division sociale.
Discutant avec moi il parlait, naturellement, son
espagnol péruvien, mais il se pliait à la norme du
patron lorsqu’il parlait avec lui. On ne peut pas rêver
plus bel exemple d’aliénation sociolinguistique. Ce
n’est certes pas une chose nouvelle, nous voyons tous
les jours des Méridionaux qui tentent de masquer leur
accent pour parler « pointu » et faire ainsi,
pensent-t-il, plus chic. Mais le changement instantané
de façon de parler, pour revenir ensuite à sa pratique
normale, était ici une vraie démonstration de
soumission.
Les deux plombiers m’ont encore appris, sans le savoir,
autre chose. Le péruvien était très content d’être en
France, d’avoir un travail fixe, tandis que le français
rêvait de partir travailler au Canada (il disait Canada
mais il pensait Québec, comme on verra). Il m’expliqua
qu’il était facile d’y aller, qu’on y recrutait des
plombiers, qu’on y était mieux payé et que Montréal
était une belle ville. Puis, après un silence, il
ajouta : « La seule chose qui m’embêterait, ce
serait de prendre leur accent, leur français n’est pas
beau ». Si le péruvien se soumettait à la langue de
son patron, le français pour sa part ne voulait pas se
plier à celle des Québécois, et pour un peu il serait
parti en croisade pour leur imposer la sienne.
Laissons de côté l’idée d’aller travailler
outre-Atlantique, qui tenait plus d’un rêve de jeune que
de la fuite fiscale, mais en revanche le bal des
variétés linguistiques du Péruvien et les
représentations linguistiques du Français sont un bon
sujet de réflexion

30
octobre
2013
: Audiarderies...

Les paysans français en général et bretons en
particulier me les brisent menues depuis longtemps (que
l’on m’excuse pour cette formule un peu osée, mais je
prépare une conférence que je dois donner la semaine
prochaine sur la langue de Michel Audiard, et
l’expression vient tout droit des Tontons flingueurs).
Les paysans, donc, me les brisent menues. Aussi loin que
ma mémoire remonte, je les ai entendus se plaindre de la
sécheresse, des inondations, de la surproduction, de la
chute des prix, des grandes surfaces, je les ai vus
accumuler les subventions européennes, les aides, les
détaxes, préférer la productivité à la qualité. Et le
pouvoir politique les a toujours choyés : ils ont
longtemps représenté autour de 3% du corps électoral et
l’élection présidentielle se joue en France à 2 ou 3%
des voix... Ajoutons à cela qu’ils (les paysans)
polluent sans vergogne avec leurs engrais ou leur
lisier, qu’ils empoisonnent la nappe phréatique, qu’ils
sont largement responsables des algues vertes en
Bretagne et, pour couronner le tout, qu’ils produisent
des poulets immangeables et du porc dégueulasse.
Manipulés ou pas par le patronat, le lobby
agro-alimentaire, ils se révoltent alors qu’ils ne se
sont pas préoccupés de se moderniser, de traiter le
méthane qu’ils surproduisent, bref ils me les brisent
menues, je sais, je l’ai déjà dit. Arnaud Montebourg
doit cependant être content : les bonnets rouges
sont s’affublent les bretons sont fabriqués en France.
Mais comme il est toujours content de lui... Quant aux
routiers qui bloquent cycliquement les routes, polluent,
ont des tarifs préférentiels aux péages et paient leur
fuel à des prix imbattables, ils me les brisent tout
autant.
Tout ceci dit, et je sais que cette expression de
mauvaise humeur ne suffit pas à constituer une analyse
politique, tout ceci dit, donc, les cafouillages du
gouvernement et du président de la République font
singulièrement désordre. Absence d’autorité, de
cohésion, de cohérence, on a l’impression qu’ils ne
savent pas où donner de la tête et naviguent à vue. La
« communication » des paysans bretons
brûlant des pneus et déversant des tonnes de choux sur
la chaussée n’est pas nouvelle, elle est même éculée,
mais elle est encore efficace. Celle du gouvernement est
inexistante, ou alors elles est déléguée aux guignols de
l’info, ce qui n’est pas nécessairement le bon choix.
Bon, essayons quand même de finir dans la joie. Je vous
ai dit que je préparais une conférence sur Michel
Audiard, qui a écrit les dialogues de plus de cent films
mais en a aussi réalisés une dizaine. En voici certains
titres. A vous de savoir lequel correspond le mieux à la
situation que je viens d’évoquer : Faut pas
prendre les enfants du bon Dieu pour des canards
sauvage, Le cri du cormoran le soir au-dessus des
jonques, Le drapeau noir flotte sur la marmite et,
pour finir, Comment réussie quand on est con et
pleurnichard...

28
octobre
2013
: No woman no drive

Si j’en juge sur certaines réactions, j’ai visiblement
raté mon coup avant-hier . J’ai voulu m’amuser, ou
exprimer mon agacement (agacement parce que j’aime
beaucoup les animaux mais je trouve qu’il y a des causes
plus urgentes à défendre) face à un manifeste signé par
quelques « éminents » intellectuels. J’ai donc
tout bêtement pris une pétition de « 30 millions
d’amis » et systématiquement remplacé animaux par
fleurs en pots. J’essaierai de faire mieux la
prochaine fois.
D’autres causes, disais-je. En Arabie Saoudite, ce
grand pays démocratique, les femmes n'ont pas le droit
de conduire. Certaines (une dizaine) ont manifesté hier,
en se mettant tout simplement au volant. Interviewé par
la presse occidentale, le ministre des affaires
religieuses a expliqué que « dans la religion rien
n’interdit aux femmes de conduire mais rien ne le
permet. Nous avons donc pesé le pour et le contre, et le
contre l’emporte ». Ces deux phrases méritent
quelques commentaires. Tout d’abord on voit mal comment
cette religion aurait quoi que ce soit à dire sur la
conduite des voitures puisqu’elle repose sur un livre
datant de près de quatorze siècles et qu’à ma
connaissance la voiture à moteur n’existait pas. Mais
peut-être suis-je mal informé. Deuxième
commentaire : le respectable ministre des affaires
religieuses ne nous dit pas la position de la religion
sur la conduite des voitures par les hommes... Nous
vivons une époque moderne.
Alors, finissons en riant. Un gag fait depuis hier le
buzz sur Internet. Un certain Hisham Fageeh a détourné
un reggae célèbre de Bob Marley, No woman no cry.
En voici quelques extraits, dans lesquels les amateurs
retrouveront facilement la trace de l’original :
No woman no drive (...) I remenber when you used to
sit in the family car, but backseat (...)
Good friends we had good friends we lost on the
highway (...)
You can’t forget your past so put your car key away
(...)
Hey little sister don’t touch that wheel (...)
Of course the driver can can take you everywhere
But you can cook for me my dinner
Your feet is your only carriage, but only inside the
house (...)
Et, bien sûr, cela se termine par :
Everything’s gonna be alright

26
octobre
2013
: Pétition

À l'attention de Christiane Taubira, ministre de la
Justice
Le pays des Droits de l’Homme ne serait-il pas assez
éclairé pour reconnaître les droits des êtres vivants
doués de sensibilité ? Nos concitoyens sont parmi les
plus favorables au respect du bien-être des fleurs en
pot : pour 90% d’entre eux, il fait même partie
intégrante de la famille (Ipsos, 2004). Plus de 200 ans
après sa rédaction en 1804, notre Code civil n'a
toujours pas évolué et considère encore les fleurs en
pot comme des "biens meubles" (art. 528). Il accuse donc
un décalage certain avec la mentalité contemporaine
qu'il est grand temps de combler. Aujourd’hui, les
fleurs en pot sont devenues une préoccupation sociale
suffisamment forte pour que le législateur s'interroge
sur une nouvelle définition de son régime juridique,
comme l'a déjà fait la plupart de nos voisins européens.
Je m'associe donc à la demande de la Fondation des
Amis des fleurs en pot de faire évoluer le régime
juridique des fleurs en pot et demande au législateur
de retirer les fleurs en pot du droit des biens et de
créer dans le Code civil, à côté des “Personnes” et
des “Biens” une troisième catégorie pour les “ fleurs
en pot ”.
En ce sens, je soutiens la proposition visant à
modifier l’intitulé du Livre II du Code civil comme suit
: “Des fleurs en pots, des biens et des différentes
modifications de la propriété” avec un Titre 1er “Des
fleurs en pots ” où il devra être spécifié que les
fleurs en pots sont des être vivants et sensibles.

22
octobre
2013
: Majorité/opposition

Durant l’été 1981, travaillant à Quito dans un
programme d’alphabétisation des indiens quichua, j’avais
beaucoup de mal à expliquer à mes collègues équatoriens
que l’alternance politique que nous avions vécue en
France s’accompagnait d’une alternance sémantique un peu
compliquée. Après plus de vingt ans de pouvoir de
droite, la gauche l’avait emporté avec l’ élection
de François Mitterrand. C’est-à-dire qu’après avoir été,
depuis 1958, l’opposition, elle était devenue la
majorité tandis que la droite et le centre
avaient bien sûr connu la rotation inverse. Et des
habitudes profondément ancrées faisaient que nous étions
un peu perdus, qu’il nous était difficile de considérer
la droite comme opposition et la gauche comme majorité.
Et puis, avec le temps, nous nous sommes accoutumés,
jusqu’à ce que de nouvelles élections fassent encore une
fois tourner la roue...
Si je vous parle de ces souvenirs presque médiévaux,
c’est que j’ai aujourd’hui l’impression que le PS et les
Verts n’ont pas encore compris qu’ils ne sont plus dans
l’opposition. La grande cacophonie qui règne au
gouvernement et dans les partis qui devraient le
soutenir tient bien sûr à des egos démesurés, à des
conflits de personnes et à une certaine impréparation
(sur l’immigration par exemple, il semble n’y avoir eu
aucune réflexion, et nous vivons le règne de
l’improvisation). Mais, surtout, le personnel politique
socialiste et écolo a des réflexes qui le pousse
systématiquement à prendre position contre, à
alimenter les querelles contre la police ou le
ministère de l’intérieur, contre toute velléité
de réforme scolaire, en bref contre tout ce qui
vient du gouvernement. Et parfois contre ce que
l’on suppose venir du gouvernement (je pense par exemple
à Samia Ghali accusant Patrick Mennucci d’être l’homme
de Paris, de Matignon ou de l’Elysée...). Il en résulte
une sorte de délire, au sens technique du terme, une
perturbation de la pensée qui ne fonctionne plus sur la
réflexion mais sur l’affect. C’est grave, docteur ?
Ma fois, ça se soigne, mais il faudrait s’y mettre très
vite...

21
octobre
2013
: Les chiens du langage

Je voudrais revenir sur le thème que j’abordais dans
mon billet précédent, celui des injures dans la vie
politique française, car nous vivons une période
inédite. N’étant pas sous la table de Sarkozy, Hollande,
Le Pen, Copé, Fillon, Montebourg ou quelques autres je
ne sais évidemment pas ce qu’ils peuvent dire en privé,
mais l’expression publique est suffisante : une
foire d’empoigne. On traite madame Taubira de
« sauvage », on la compare pratiquement à un
singe, on traite Nadine Morano ou Marine Le Pen de
« salopes » et de « connes ». Bref,
les chiens du langage sont lâchés et l’on ne voit pas
très bien qui pourra les arrêter.
Laissons de côté Cécile Duflot (de paroles) ou François
Fillon qui, bien que déversant du fiel à tout va sont
finalement les plus mesurés, et intéressons-nous plutôt
à Jean-Luc Mélenchon qui a fait de la « capacité
d’indignation » son fonds de commerce. Il s’est
révélé pendant la campagne présidentielle : alors
que Marine Le Pen tentait de « dédiaboliser »
le FN et que son père était pratiquement forcé au
silence, c’est Mélenchon qui a repris le flambeau,
traitant par exemple le journaliste David Pujadas de
« salaud » et de « larbin », madame
Le Pen de « semi-démente », et j’en passe Plus
tard il déclarera que Pierre Moscovici « ne pense
plus en français mais dans la langue de la finance
internationale » et il vient, à propos de
l’expulsion la jeune Leonarda et de sa famille, de
parler de rafle et de traiter une journaliste d’auxiliaire
de la police. Comme dans des vases communicants,
on a l’impression que plus le FN fait semblant de
policer son discours plus Mélenchon durcit le
sien : on attend les vipères lubriques et
les poubelles de l’histoire. Sémiologiquement,
le contraste entre son look « respectable »
(costume sombre, cravate grenat ou rouge) et son
discours de voyou est frappant. Il est bien sûr
difficile d’affirmer que c’est lui qui a ouvert les
vannes du populisme aujourd’hui ambiant, mais il a joué
un rôle non négligeable dans ce qui se produit
actuellement.
Plus largement, nous assistons à ce qu’on appelle en
psychiatrie une désinhibition, une perte de contrôle qui
mène à la violation de la plupart des règles
comportementales : la disparition de l’autocensure
en quelque sorte. Cela semble se manifester par une
vaste déculpabilisation face à l’insécurité, à
l’immigration, à la violence. L’élection de Brignoles et
le premier tour de la primaire socialiste de Marseille
par exemple répondent aux mêmes ressorts : dans les
deux cas c’est la victoire de la crainte, du populisme,
et surtout du simplisme. On se dit que le FN saura
mettre fin à l’immigration et que Samia Ghali mettra la
police dans les quartiers nord, que tout ira bien, et
l’on vote donc pour eux... Et j’ai entendu ce matin,
après la victoire de Patrick Mennucci à Marseille, un
militant socialiste partisan de Ghali dire qu’il fera la
campagne de Gaudin !
J’ai dit que les chiens du langage étaient lâchés, mais
les mots ne sont que la traduction ou l’expression de
cette ambiance nauséabonde. Parler de rafles à
propos de l’action du ministre de l’intérieur, le
traiter donc de nazi, c’est considérer que les mots ne
signifient pas grand chose et que l’on peut donc dire
n’importe quoi. Il y a derrière tour cela une totale
perte de repère, un déboussolage généralisé. Mais,
encore une fois, c’est le langage du Front National,
celui que Marine Le Pen feint d’avoir enterré, qui passe
dans le sens commun. Face à cette débauche sémantique
elle peut se frotter les mains, la bonde a sauté et le
discours de l’extrême droite est banalisé.

17
octobre
2013
: Retour en France

Pendant une semaine je n’ai eu accès qu’à la télévision
chinoise, et l’on y parle bien peu de notre douce
France. J’ai donc découvert à mon retour qu’à Brignoles
le Front National avait gagné une élection et qu’à
Marseille Samia Ghali était en tête de la primaire du
Parti Socialiste. Je ne peux pas m’empêcher de voir un
lien entre ces deux scrutins. Samia Ghali c’est cette
femme politique au sourire plein de dents qui a proposé
d’envoyer l’armée rétablir l’ordre dans les quartiers
nord. L’armée! Cette idée paraissait baroque, mais les
électeurs socialistes ne semblent pas en avoir été
choqués. Face à l’insécurité, à Brignoles comme à
Marseille, on vote de la même façon, et madame Le Pen a
donc deux raisons de se frotter les mains.
J’ai aussi appris, et de cela non plus on ne parlait
pas à la télévision chinoise, que Guy Bedos avait traité
Nadine Morano de conne et de salope. Pourquoi salope,
Guy? Bedos a d’ailleurs fait école puisqu’un attaché
parlementaire socialiste a utilisé la même formule à
l’endroit de Marine Le Pen. Mais pourquoi conne?
J’ai enfin découvert qu’on nous rejouait le scénario de
la rumeur d’Orléans. C’était en 1969, à Orléans donc, et
une rumeur persistante prétendait que dans des boutiques
de lingerie tenues par des Juifs de jeunes femmes
disparaissaient et se retrouvaient dans des réseaux de
prostituion. Et bien sûr il n’y avait eu aucune
disparition... Cette fois-ci une autre rumeur urbaine
prétend que certains maires se font payer pour
accueillir des Noirs venus du département de la Seine
Saint-Denis. Des Noirs! Et pauvres de surcroît! Et bien
sûr cette histoire semble entièrement fausse.
Tout cela est nauséabond, et la vie politique française
est tombée bien bas. Mais tout celà va dans le même
sens, non? Les français un peu déboussolés seraient-ils
en train de pencher vers l’extrême droite?

16
octobre
2013
: Retour de Chine

Celà fait plus d’un quart de siècle que je vais
régulièrement travailler en Chine. J’ai vu au fil des
ans des centaines de millions de bicyclettes remplacées
par des voitures privées, j’ai vu les vieilles maisons
traditionnelles (en particulier les hutongs de Pékin)
rasées pour faire place à des immeubles modernes et
hideux. Mais je n’avais jamais vu de mendiants dans les
rues. C’est fait. Ils sont nombreux dans les rues de
Nankin: Ce pays “communiste” est décidément entré dans
le libéralisme.
Mais je n’étais pas là pour compter les mendiants. Un
siècle après la mort de Ferdinand de Saussure se tenait
à l’université de Nankin un colloque au titre
délicieusement ambigu, La linguistique structurale à
l’épreuve de sa réception : l’exemple de Saussure.
Colloque international comme on dit puisque aux quinze
intervenants chinois s’ajoutaient un Japonais (Kazuhiro
Matsuzawa), un Taïwanais (Zhu Jianing), un Coréen
(Choi Hong Ho) et trois Français (Gabriel Bergounioux,
Claude Hagège et moi-même). J’ai parlé de titre
« ambigu » car il pouvait fonctionner comme
les poupées gigognes russes, ou comme une auberge
espagnole dans laquelle, comme on sait, on trouve ce
qu’on apporte. La linguistique structurale par exemple:
les mots structure et structuralisme
n’apparaissent nulle part dans le CLG, et le
structuralisme conquérant, issu de la phonologie de
l’école de Prague, s’est en quelque sorte annexé le
Saussure public, celui d’avant les textes inédits, pour
en faire son père fondateur, voire son créateur. Or rien
n’est moins sûr... D’autre part ce titre annonçait, ou
ouvrait la voie à, une réévaluation historique du
structuralisme et de Saussure, alors que la majorité des
interventions allaient plutôt dans le sens d’une
réhabilitation ou d’une défense et illustration de
Saussure. Ainsi les intervenants chinois ont surtout
tenté d’évaluer Saussure à la lumière de la philosophie
analytique: pas la moindre référence au marxisme (à une
exception près) ni même à la sociolinguistique. En
linguistique comme en économie on est entré directement
dans le libéralisme.
Bien sûr la Chine éternelle n’est pas tout à fait
morte. J’ai ainsi assisté à un spectacle de kunqu, un
art vieux de six siècles, qui est à l’origine de l’opéra
de Pékin. Le libéralisme n’est pas encore passé par là.
Mais on tremble en imaginant ce qui pourrait se passer…

3
octobre
2013
: Histoire russe

Après les Suisses, les Russes. Certains d'entre eux,
des "personnalités" comme on dit, artistes,
journalistes, mais tous poutinophiles, viennent de
proposer le camarade Vladimir Poutine pour le prix Nobel
de la paix. Poutine prix Nobel de la paix? Oui. Selon
ces "personnalités" il aurait évité qu'une troisième
guerre mondiale ne débute en Syrie. Poutine serait donc
un grand pacifiste: ce doit être de l'humour russe, ou
plutôt de l'humour noir russe. On se demande ce qu'en
pensent les Tchétchènes.
Je pars quelques jours en Chine. Je vous en parlerai à
mon retour (pas des Tchétchènes, de la Chine).

2
octobre
2013
: Histoire suisse

L’armée suisse vient de faire de grandes manœuvres en
partant d’une étonnante fiction. Sous la pression de la
crise, la France éclate en petites entités régionales et
l’une d’entre elles décide d’envahir la confédération
helvétique pour y prendre tout l’or qui se cache dans
ses coffres. L’armée avait donc pour mission de montrer
qu’elle pouvait résister à l’envahisseur gaulois. Il y a
comme ça des jours où la réalité est bien
plaisante ! Mais cette histoire, si elle prouve ce
que nous savions déjà, qu’il y a beaucoup d’or en
Suisse, a un goût déplaisant. Comment cette pauvre armée
suisse pourrait-elle faire le poids face à une armée
venue de France, fût-elle seulement savoyarde ou
provençale ? Ils sont fous ces Helvètes ! Bon,
si l’Italie les envahissait, ils les bouteraient très
facilement hors de chez eux. L’armée allemande ne ferait
guère mieux. Les valeureux soldats du Liechtenstein
résisteraient sans doute un peu plus avant d’être
défaits. Mais des Français !
Enfin, oublions l’insulte, ces Suisses sont dépités,
vexés que l’on ait piqué les listings d’une de leurs
banques, et ils se sont bassement vengés. Et pour qu’on
ne les y reprenne plus, je vais, dans ma grande
mansuétude, leur proposer d’autres scenarii, plus
plausibles, pour leurs prochaines manœuvres. Une
invasion de chamois par exemple : il y en a des tas
dans les Alpes françaises, et ils ne demandent qu’à
aller brouter l’herbe helvète. Ou encore une invasion de
marmottes. Elles se cachent tout l’hiver au fond de
leurs trous pour mieux préparer, secrètement, un raid
d’envergure sur les réserves de gruyère et d’emmenthal.
Mais surtout, les stratèges de Berne devraient songer au
réel danger qui les menace : une invasion
d’abeilles. Comme chacun sait, elles ont tendance à
dépérir en France, grâce aux petits malins qui les
empoisonnent en déversant des tonnes de produits
phytosanitaires sur les cultures. Or les abeilles se
tiennent informées, elles savent qu’il y a en Suisse de
délectables fleurs à butiner et elles peuvent très bien
migrer vers la confédération qui croulera très vite sous
le miel. Que pourront faire les guerriers suisses,
poursuivis par des dizaines d’essaims et englués dans le
sucre ? Il y a là un vrai thème de manœuvres.
D’autant plus que les abeilles seront très vite suivis
par d’autres envahisseurs, les frelons asiatiques, le
redoutable vespa valutina, grand prédateur d’abeilles
dont il aime à se nourrir et qui ne pourra que se
déplacer vers les alpages suisses pour y poursuivre ses
orgies.
Voilà, mon général, sur quoi il conviendrait de
réfléchir sérieusement. Mais oubliez cette histoire
d’invasion française. Sinon, nous qui sommes déjà
spécialistes des histoires belges, nous pourrions vous
accabler d’histoires suisses.

28
septembre
2013
: Retour du Brésil

Je viens de passer dix jours au Brésil et, durant les
longues soirées d’hiver (oui, c’était la fin de l’hiver
à Rio, un hiver avec une moyenne de 30 degrés …),
durant les longues soirées d’hiver donc j’ai lu des
mails qu’en général je mets directement à la poubelle,
sans les ouvrir, parce qu’ils ressemblent à de la
publicité. Et je me suis rendu compte qu’une bonne
partie de ces pubs visait juste, me proposait des choses
qu’effectivement j’étais susceptible d’acheter. Par
exemple, la FNAC me signalant la sortie de CD dans le
domaine musical que j’’achète en général, ou encore Air
France m’envoyant des propositions de vols au départ de
Marseille. Je sais, c’est le B A BA du commerce, cibler
le client. Mais nous nous habituons tellement à être
fichés que nous ne nous rendons même plus compte. La
FNAC connaît mes goûts musicaux ou littéraires, Air
France mes habitude de voyage, mes relevés de cartes de
crédit disent tout de moi, à quelle heure j’ai pris un
autoroute, dans quel restaurant j’ai mangé, dans quelle
ville ou dans quel pays… Ajoutez à cela que tous nos
mails sont sans doute lus, passés au filtre de moteurs
de recherche, stockés quelque part. Nous pourrions bien
sûr ne payer qu’en liquide, incognito, mais les caméras
de surveillance sont là pour prendre le relai. Bref,
vous saviez déjà tout ça, big brother is watching us,
mais c’était la séquence « plus naïf que moi tu
meurs ».
Retour du Brésil, donc. O Globo, le journal que
je lisais tous les jours, ne parle que rarement de la
France et j’ai suivi l’actualité nationale de loin, en
jetant un coup d’œil sur Libération ou Le
Monde sur Internet. Et j’arrive en plein bordel
gouvernemental. Bien sûr, Manuel Valls n’est pas
vraiment d’extrême gauche, d’ailleurs quelqu’un
d’extrême gauche pourrait-il vouloir être ministre de
l’intérieur ? Et bien sûr ses déclarations sur les
« Roms » laissent rêveur. Mais ce qui m’a
surtout frappé c’est la réaction de Cécile Duflot. Cette
dame, chacun le sait, est écologiste. Elle aurait donc
dû être particulièrement intéressée par le rapport du
GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat) expliquant que d’ici la fin du
siècle la température pourrait augmenter de près de 5
degrés (cela va faire plaisir aux ours polaires) et que
95% du réchauffement climatique est dû à l’activité
humaine. Mais Duflot est surtout politicienne, et plutôt
que d’intervenir dans son domaine de compétence elle
tente de se payer Valls. Je dois dire que je n’ai pas
beaucoup de respect pour ces magouilleurs qui, ayant eu
2% des voix à l’élection présidentielle intriguent pour
avoir des postes ministériels, des sièges de députés et
de sénateurs et bientôt des mairies. Duflot est
l’archétype de cette dérive, façon péronnelle, Placé
(qui rêve d’être ministre et se désole de n’être que
sénateur) n’est pas mal non plus, façon arriviste. Et
tous deux, qui tiennent leur parti d’une main de fer,
nous donnent un bel exemple de politique façon
grand-père. Tout va mal chez eux, Noël Mamère les quitte
en dénonçant une mafia (il a parlé à leur propos de firme,
de clan), Cohn-Bendit exprime lui aussi son
ras-le-bol, et madame Duflot, pour détourner
l’attention, fait son clash. Ils nous annonçaient leur
volonté de faire de la politique différemment, ils nous
montrent qu’ils sont pires que les pires des
politiciens.
Au Brésil, comme souvent en voyage, je n’ai pas écouté
mes messages téléphoniques. En rentrant je découvre donc
qu’une journaliste de RTL a cherché à me joindre. Elle
voulait m’interroger sur une phrase de Jean-Marc
Ayrault. Le premier ministre a en effet déclaré
qu’il assumait « avoir été obligé d’augmenter les
impôts ». Intéressante formule en effet. Obligé par
qui, ou par quoi ? Par la conjoncture ou par
quelqu’un ? La langue est parfois imprécise, ou
permet certaines ambiguïtés. Mais les Verts, eux, ou du
moins leurs dirigeants, n’ont rien d’ambigus. Leur
obsession c’est le pouvoir, le pouvoir et encore le
pouvoir. Je vous le disais, c’est de la politique
autrement.

11
septembre
2013
: Repository/suppository

Bon, on va essayer de rire un peu. Il y a eu le mois
dernier, en Australie, dans le cadre des élections
législatives, un débat télévisé entre Tony Abbott,
leader libéral, et le travailliste Kevin Rudd. Abbott
est connu pour ses positions réactionnaires et pour ses
gaffes. Et, au cours du débat, il a voulu dire que le
travailliste n’était pas le « dépositaire de
la sagesse » (en anglais repository of wisdom),
affirmation sur laquelle je n’ai pas les moyens de me
prononcer. Mais il a en fait prononcé suppository of
wisdom, « suppositoire de la sagesse»
(je n’ai d’ailleurs pas plus les moyens de me prononcer
sur la véracité de cette affirmation). Les libéraux ont
gagné les élections et Tony Abbott va prendre les rênes
du pays. A suivre, donc, en espérant qu’il tiendra non
pas ses promesses électorales mais humoristiques, en
poursuivant sur la voie des lapsus.

10
septembre
2013
: Jean Véronis

Il était célèbre pour ses travaux sur le traitement
automatique des corpus oraux ou écrits, pour les moteurs
de recherche qu’il avait construits et j’avais été
frappé par l’analyse qu’il avait proposée sur son blog
du texte de la Constitution européenne, par sa critique
des pratiques de Google, et par deux instruments, le
nébuloscope et le chronologue, qu’il avait mis à la
disposition du public : son blog était
régulièrement cité par la presse et lu par des milliers
de personnes. Ce fut la raison de notre première
rencontre privée, en 2005, dans un restaurant près de
l’université. J’avais en particulier aimé un texte qu’il
avait posté sur son blog en avril 2005, un billet
intitulé La constitution européenne pour les cons
pressés dans lequel il démontrait avec brio, en
utilisant la technique de la compression de texte, que
c’était le texte le moins informatif, le plus redondant
qu’on puisse imaginer.
Nous nous étions bien sûr croisés dans diverses
réunions, commissions, mais nous ne nous connaissions
pas vraiment, sinon de réputation. Nous discutions
donc, autour d’une table, de l’état de notre science
commune, de sa marginalisation, de sa balkanisation, de
sa pauvreté théorique, et il me lança « La
linguistique ne fait plus rêver ». Après avoir
évoqué notre découverte enthousiaste, ancienne pour moi,
plus récente pour lui, de cette science à laquelle nous
avions consacré une partie de notre vie, nous en vînmes
à la raison de notre rencontre. J’avais suscité ce
rendez-vous pour lui proposer de travailler ensemble sur
le discours politique à propos de l’élection
présidentielle qui se profilait. L’idée lui plut,
quelques semaines plus tard le projet était sur les
rails, un éditeur convaincu, et nous avons déroulé, à
quatre mains et en deux ouvrages, nos analyses. Trois
ans de travail passionné et passionnant. Lorsque nos
livres sur la campagne présidentielle sont sortis, je
craignais un peu les frictions entre nous face à la
médiatisation. Pourtant, ensemble ou séparément, nous
avons fait face aux interviewes, aux émissions de radio
et de télévision, avec une tranquillité, une équanimité,
une fraternité presque, inoxydables.
Ces années de travail avec lui furent pour moi une
aventure enrichissante (j’ai grâce à lui beaucoup appris
dans un domaine qui ne m’était pas très familier), mais
surtout une découverte. La découverte d’un être humain
que je n’avais pas perçu à prime abord derrière le
théoricien brillant et le praticien inventif des
technologies du langage. Un être délicat, cultivé,
ouvert. Ancien élève du conservatoire, il était
pianiste. Curieux de toutes choses, de musique, de
littérature, il lisait tout ce qui lui tombait sous la
main, collectionnait les dictionnaires, les recueils de
poésie. Nous parlions de chansons, de vins, de voyages,
de romans, de cuisine, d’émissions de télévision. Il
suivait en particulier la vie politique avec
gourmandise, avec une acuité comparable à celle d’un
Daniel Schneidermann, qui était d’ailleurs un grand
lecteur de son blog.
Nous nous sommes moins vus après notre second livre, et
les mails, les SMS, devinrent notre forme de
communication. Il m’écrivait parfois, au retour d’une
promenade matinale à cheval, pour me dire le plaisir
qu’il avait eu à voir la nature se réveiller. Il volait
à mon secours lorsque j’avais un problème d’analyse
statistique d’un texte, ou d’une œuvre complète, comme
celle de Georges Brassens par exemple. Tout récemment,
après la mort de Georges Moustaki, il me disait que
c’était le dernier, après Brassens et Ferré, ajoutant
« j’ai senti qu’une page, une époque de ma vie se
tournait ». Il ne savait pas, hélas, qu’il était
très près de la vérité… Jean Véronis est mort
accidentellement le 8 septembre, et je suis bien triste.
Allez-voir son blog (http://blog.veronis.fr/),
prenez le temps de remonter le temps, de lire tout ce
qu’il a écrit. Vous saurez alors quel homme nous avons
perdu.

6
septembre
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